L’un des groupes qui nous a le plus surpris et qu’on a le plus suivi cette année a été Scenius, do formé par Steve Whitfield et Fabrice Nau. Il y a une semaine, ils ont sorti leur premier disque, intitulé Enough Fears où on retrouve huit nouvelles chansons en plus des trois morceaux que l’ont connaissait déjà.
—Steve, tu fais également partie de Klammer, un groupe qui est apparu à quelques reprises dans notre section Infos, mais nous n’avons jamais parlé avec aucun d’entre vous. Que peux-tu nous dire sur Klammer ? Avez-vous d’autres projets pour l’avenir ?
—Steve : Klammer a enregistré un nouvel album et nous sommes dans les dernières étapes du processus de mixage. Nous sommes actuellement en pourparlers passionnants avec un label plus grand que celui sur lequel nous sommes sortis jusqu’à présent. J’espère donc que nous pourrons annoncer des nouvelles à ce sujet en janvier 2021 !
—Steve, tu as également produit de nombreux disques (The Cure, The Mission, Jane Weaver). À ton avis, comment ces expériences ont aidé ta vision en tant que musicien ?
—Steve : J’ai tellement appris en travaillant avec d’autres groupes et artistes que je ne pense pas que Scenius et Klammer auraient eu ce son sans mes années d’expérience en studio avec eux. Ce n’est pas seulement qu’une question de technique, il faut aussi savoir comment (et comment ne pas) organiser un groupe. J’ai aussi beaucoup appris de groupes qui ont auto-implosé ou qui n’ont jamais vraiment démarré correctement. On apprend énormément des erreurs. Les 3 groupes que tu mentionnes m’ont clairement enseigné qu’on doit faire son propre truc et ester fidèle à soi-même.
—Comment et quand as-tu rencontré Fabrice Nau ?
—Steve : J’ai enregistré le groupe de Fabrice il y a des années et nous nous sommes très bien entendus et sommes restés en contact. Il est venu en Angleterre l’année dernière. Il a vu mon studio et m’a demandé si j’utilisais encore mes vieux synthés analogiques. Quand il est rentré en France, il m’a demandé si j’avais envie d’essayer d’écrire des chansons ensemble en utilisant les vieux synthés. Après le premier morceau, il y a eu une explosion de créativité et très rapidement, la majeure partie de l’album a suivi.
—Fabrice, as-tu joué dans un groupe avant Scenius ?
—Fabrice : Oh oui. Premièrement, dans le groupe que Steve vient de mentionner qui s’appelait The Drift. C’était un groupe à guitares que nous avons formé à l’adolescence dans la petite ville où on s’ennuyait à mourir. Notre musique était clairement empreinte d’influences post-punk. On était fans d’Echo and The Bunnymen, des premiers travaux de The Cure, Joy Division, mais on aimait aussi des groupes plus bruyants, comme les Pixies, Girls Against Boys, Sonic Youth, ainsi que des groupes plus électroniques comme Sofa Surfers, Amon Tobin, Massive Attack. Au début, on a acheté des guitares au lieu de synthés simplement parce qu’elles étaient moins chères et plus faciles à trouver, mais on a ensuite ajouté des samples et des synthés. Par la suite, j’étais sur le point de commencer à sortir des chansons en solo lorsque Scenius s’est formé.
—Quels groupes électroniques vous ont influencé ?
—Steve : Kraftwerk, Eno/Bowie, John Foxx/Ultravox, Cabaret Voltaire et plus récemment Boards Of Canada et LCD Sound System. Cependant, les groupes électroniques ne sont pas les seuls à avoir influencé Scenius, beaucoup de groupes à guitares ont également eu une forte influence sur nous. Je pense que l’une des raisons pour lesquelles je reviens toujours à la musique de synthétiseur, c’est que tous les groupes sont si différents les uns des autres. Ils n’avaient qu’un équipement limité et ils ont dû faire de gros efforts pour produire et enregistrer ces sons. Je pense qu’aujourd’hui c’est presque trop facile, on active des logiciels comme Reason ou Garage Band sur un ordinateur portable et on termine à toute vitesse un morceau qui ressemble à tous les autres. Je pense que mon cerveau pense de façon européenne pour composer de la musique. La plupart des trucs que j’aime proviennent d’une tradition européenne plutôt que des racines du blues américain. Je pense que pour nous deux, le morceau doit comporter une mélodie. Même si un artiste essaie de faire quelque chose en marge, j’aime toujours que la mélodie soit fortement présente.
—Fabrice : Nous partageons clairement cette passion pour cette créativité vraiment incroyable qui s’est produite vers la fin des années 70 et début des années 80 – et qui, bien sûr, ne se résume pas uniquement à des tenues. En fait, je ne dirais pas que je me soucie beaucoup de savoir si la musique que j’écoute est électronique ou non, je veux juste qu’elle me touche et m’inspire. Les instruments ne sont que des outils, une fois que vous savez comment faire quelques notes avec eux, vous pouvez commencer à faire preuve de créativité, surtout si vous ne vous souciez pas trop prétendues règles et codes. C’est ce que le punk a fait comprendre au monde – tout comme le dadaïsme l’at fait quelques décennies auparavant avec les arts visuels. Il est donc possible d’être influencé par des groupes à guitares et composer de la musique électronique et vice-versa. Ceci étant dit, en plus des groupes électroniques que Steve a mentionnés, il y en a quelques autres que j’ai beaucoup écoutés comme Front 242, Trisomie 21, Norma Loy, Jean-Michel Jarre, Air.
—Le nom du groupe vient d’un terme inventé par Brian Eno, non ? Qu’aimez-vous de la musique du créateur de la série Ambient ? Pensez-vous qu’il a eu une influence sur des morceaux comme « Held » ?
—Steve : J’ai beaucoup écouté les albums Ambient au fil des ans, donc je suppose que la réponse devrait être oui, mais je pense qu’une partie du travail qu’il a fait avec Bowie, en particulier la deuxième face de l’album Low, m’a également influencé. On retrouve aussi Faith de The Cure, Orbital et même Erik Satie pour n’en citer que quelques-uns.
—Fabrice : J’aime le fait qu’il ait inventé le Post-Punk avant même que le Punk n’arrive ! Plusieurs de ses chansons dès 1974 étaient de brillants prototypes New-Wave.
—Vous utilisez autant que possible des synthés analogiques, quels sont vos avantages par rapport au numérique ?
—Steve : Eh bien, il y a des inconvénients dans le fonctionnement, mais des avantages dans le son. Les vieux synthés analogiques sont plus lents à utiliser, il n’y a pas de préréglages (pas sur le mien en tout cas), il faut continuer à les régler manuellement, je n’en ai qu’un sur lequel je peux stocker des sons, mais il n’a que 16 mémoires ! Le son est un atout majeur, il ne sera jamais le même. Même si j’écris les paramètres ou que je prends une photo, lorsque je redéfinis ce son, il est toujours légèrement différent. Nous avons donc principalement utilisé des synthés analogiques, mais nous avons enregistré dans Pro Tools qui est un logiciel d’enregistrement numérique. Utiliser Pro Tools m’a permis de faire des choses sur les vieux synthés que je n’aurais pas pu faire avec des bandes. Aucun préréglage n’a été utilisé pour enregistrer l’album. J’entends trop de nouveaux groupes électroniques qui sonnent comme s’ils venaient de parcourir les préréglages de nouveaux synthés pour créer des chansons, et beaucoup d’entre eux ont le même son. J’ai également joué avec beaucoup de synthés dans Pro Tools (le logiciel d’enregistrement) plutôt que d’utiliser du midi. Une certaine chaleur en découle, tout n’est pas parfait.
—Fabrice, quelles sont tes influences pour les paroles ? Il doit être parfois difficile d’écrire des paroles dans une langue différente.
—Fabrice : Je trouve assez inspirant d’écrire en anglais. D’abord, probablement parce que la plupart des groupes que j’ai écoutés au fil des ans chantent en anglais. Écrire en anglais me met dans une ambiance associée à un sentiment d’évasion, d’exotisme. Une humeur assez inspirante en soi. J’aime aussi garder les paroles légèrement insaisissables et l’anglais a une structure qui fonctionne vraiment bien pour cela. Le français est en quelque sorte moins flexible. Mais j’aime aussi écrire en français. C’est difficile de dire ce qui m’influence le plus. J’aime bien sûr beaucoup d’auteurs-compositeurs, comme Lou Reed, Bowie, Ian Curtis, Leonard Cohen, et de nombreux poètes, comme Paul Eluard, Yves Bonnefoy, Antonio Gamoneda. Et je trouve souvent les livres scientifiques populaires et les traités de philosophie très inspirants aussi. Mes paroles sont donc probablement un mélange de tout ça. Habituellement, les premières paroles me viennent à l’esprit lorsque j’essaie de trouver une mélodie. J’aime conserver autant que possible ces bouts de paroles automatiques et construire autour d’eux.
—Steve : Je dois dire que l’anglais de Fabrice est excellent, ce qui doit rendre cette tâche difficile beaucoup plus facile !
—Dans un livre que je lis actuellement, l’écrivain parle du contrat entre des sons de synthé froids et une voix chaleureuse en disant que c’est un élément qui a attiré son attention dans la musique électronique. Pensez-vous que cette description correspond à la musique de Scenius ?
—Steve : Ouais, je pense. Mais je décrirais probablement les sons comme étant des sons chauds avec des mélodies sombres.
—Fabrice : Pour ce qui est du chant, je dirais que c’est aussi un mélange de chaud et de sombre. Certaines personnes ont un ton de voix beaucoup plus chaud que le mien et, tout comme le reste de la musique, il me semble que mes mélodies vocales ont parfois des nuances sombres.
—Comment avez-vous composé les morceaux de l’album ?
—Steve : Je compose la musique et l’envoie à Fabrice. Il envoie ensuite un retour approximatif avec le chant, qui est généralement dans un arrangement différent. Je dois donc réorganiser la musique pour l’adapter à sa voix.
—Fabrice : Ensuite, j’enregistre le chant final chez moi. Parfois, j’inclus des pistes vocales avec des effets parce que j’aime modifier les prises vocales et que Steve aime les voix étranges que je propose. Je les envoie sous forme de pistes audio séparées à Steve — qui ajoute parfois lui-même des chœurs — et il fait le mixage dans son studio. Il faut rarement plus de quelques mixages avant de terminer un morceau.
—Nous avons parlé de chacun de vos nouveaux singles, et nous avons enfin l’album complet. Qu’aimeriez-vous partager avec nous sur vos sentiments/pensées sur l’album ?
—Steve : Je tenais à vous remercier pour votre soutien depuis le tout début du groupe. Nous sommes vraiment satisfaits de l’album. Je suis vraiment heureux qu’il ressemble album plutôt qu’à une simple collection de chansons. J’ai essayé d’utiliser les mêmes sons comme point de départ pour chaque chanson pour les unir, mais bien sûr, au fur et à mesure que je continuais à écrire, je modifiais ou ajoutais des sons.
—Fabrice : C’est un processus très simple, à la fois utile et agréable. Nous n’avons pas d’autre objectif que de faire de la musique que nous aimons et chérissons. En plus, on a peut-être une certaine volonté de se surprendre l’un l’autre, ce qui fait que notre composition est très saine.
—Est-il difficile de poursuivre le projet alors que vous ne vivez pas au même endroit ? Je veux dire qu’il doit des avantages et des inconvénients, non ?
—Steve : Fabrice et moi n’avons jamais été dans le même pays, ni dans la même pièce au cours de l’écriture et de l’enregistrement des singles et de l’album ! Le confinement n’a rien changé pour nous, nous aurions fonctionné comme ça de toute façon. Quand on pourra enfin se réunir, ce sera certainement bien de faire quelques photos du groupe et de répéter le live ensemble !
—Fabrice : Je pense qu’on n’a jamais pensé que ce serait difficile de travailler ensemble de cette façon. On savait depuis le début que nous devions tout faire via des transferts de fichiers et des e-mails. Et au final, nous avons eu de la chance que notre façon de travailler soit très compatible avec le confinement.
—Une chanson de l’album, « Superposés » est en français. Allons-nous en avoir plus à l’avenir ?
—Fabrice : Probablement. Je ne sais même pas pourquoi il n’y en a qu’une sur cet album – en fait, je chante aussi en français dans « Held ». Ce n’était pas calculé, j’aime beaucoup écrire et chanter en français aussi, donc je ne vois pas pourquoi il n’y en aurait pas plus à l’avenir. D’autant que Steve l’aime aussi – je suppose que ça lui semble plus exotique que l’anglais ☺
—Steve : Oui, j’espère qu’il y aura plus de chansons en français.
—L’un des singles précédents, « Glass Rain » ne sera pas dans l’album, pouvez-vous nous dire pourquoi ?
—Fabrice : Nous avions 12 titres et notre seul plan était de commencer l’album avec « Make it Shiny », puis d’ajouter la chanson qui fonctionne le mieux après cette première piste et ainsi de suite. Donc, avec ce genre de méthode à la DJ, on aurait tout aussi bien pu se retrouver avec seulement 8 ou 9 chansons sur l’album. En fait, c’était plutôt une bonne surprise qu’une seule chanson n’ait pas pu trouver son chemin sur l’album.
—Steve : Nous aimons tous les deux vraiment « Glass Rain », mais nous sentions que nous ne pouvions pas mettre tous les premiers singles sur l’album et je ne suis pas sûr qu’il corresponde parfaitement aux autres morceaux.
—Scenius a un concert prévu pour octobre 2021, comment planifiez-vous les concerts du groupe ?
—Steve : Nous avons déjà commencé à travailler sur le live et j’ai acheté de nouveaux synthés pour les concerts, car je ne veux pas prendre mes vieux synthés analogiques avec moi (trop précieux et pas assez fiables) ! J’ai tout apporté dans la salle de répétition de Klammer pour faire des tests.
—Que pouvons-nous attendre de Scenius dans le futur ? Je sais que les choses ne sont pas faciles pour le moment en raison de la pandémie, mais avez-vous déjà d’autres projets pour 2021, à part le concert évoqué précédemment ?
—Steve : Eh bien, nous avons déjà les ébauches de 8 chansons pour le prochain album ! On va donc travailler sur le deuxième album, préparer le live et prévoir plus de concerts.