On continue avec la deuxième partie de notre longue interview avec Ruben Montesco, dans laquelle il nous parle de son projet, Anacronismo Industrial, et de son label, Industrias Mekanikas. On pourra le voir mixer au Specka le dimanche 30 mai, dans le cadre de la programmation mensuelle de Femur.
—Quel est le remix dont tu es le plus fier ?
—C’est une question difficile, car des remix, j’en ai fait des tas. Je ne sais pas quoi te répondre… Je dirais que celui sur lequel j’ai plus apprécié travailler est le remix d’un morceau du LP de Douglas McCarthy et Yasmin Gate. Ce n’est pas rien de remixer Douglas McCarthy ! J’aurais aimé la travailler un peu plus, mais je n’ai pas forcément eu le temps de m’y attarder suffisamment. J’ai également fait un remix de Conde Cero dont je suis plutôt fier. Le truc, c’est que ta perspective change avec les années : parfois, je pensais qu’un remix était de la bombe, et quand je l’écoute aujourd’hui, je me dis qu’il était vraiment pas terrible. Et vice versa. J’ai également remixé Veronika Nikolic, à l’époque, mon travail ne m’avait pas vraiment emballé, mais quand je l’écoute aujourd’hui, je me dis que le remix était vraiment bien.
—Quand tu remixes un artiste, que cherches-tu à apporter à l’original ?
—Je veux lui donner mon âme. Je pense que j’y suis vraiment bien parvenu dans l’hommage qu’on a fait à Esplendor Geométrico. C’est l’un de mes remix les plus récents, et celui qui a été le mieux accueilli par les fans. J’avais aussi carte blanche : j’ai carrément adapté le morceau pour qu’il soit dansant. C’est un véritable défi, car ce sont des morceaux géniaux et très puissants, il faut essayer de conserver cette puissance tout en l’adaptant à la piste de danse.
—Tu m’as dit que tu avais sorti un album sous le nom de Depressor. Tu veux nous en dire un peu plus ?
—Je n’ai jamais dit que le disque était de moi. Je voulais que les gens écoutent ce projet sans complexe, sans avoir d’idée préconçue, car on a la manie de juger avant même d’écouter. Si tu sais qu’untel a fait tel disque, alors tu ne veux plus l’écouter. Si tu sais qu’untel a fait telle chanson, alors tu vas déjà avoir une certaine opinion. Je voulais aussi raconter une histoire, et je vais te dire un truc : c’est le travail dont je suis le plus fier. Il très spécial pour moi, je l’ai créé pour raconter une histoire que je ne pouvais pas raconter autrement. Je parle de mélancolie, de tristesse…
—Tu as également un projet parallèle avec Waje, Anacronismo Industrial. Comment avez-vous eu l’idée de créer ce projet ?
—On a éprouvé le besoin de faire un truc à deux. Il existe un lien très fort entre mois et Waje, quand on va mixer dans une discothèque, je connais sa mallette et il connaît la mienne. Nos sets se ressemblent. Je me dirige un peu plus vers l’EBM et lui, vers l’expérimental. Un jour, on s’est dit qu’on devrait essayer de composer ensemble. On est allés dans mon studio et on a réussi à composer un tube, qui est dispo sur la première compil’ d’Antikhrist Visions. C’est un morceau sombre, dur, avec une cadence lente, très dense. C’est le premier morceau qu’on a fait à deux, même si c’est le remix d’Esplendor Geométrico qui est sorti en premier.
—Vous avez une méthode pour composer ?
—En fait, on se contente de jouer, d’improviser avec nos machines. Parfois, il joue de la boîte à rythmes, parfois c’est moi. Pareil pour le synthé. On prépare des séquences, des arpèges. J’ai plusieurs arpégiateurs et séquenciateurs. On n’a pas vraiment de mécanique de travail définie, on se contente d’improviser.
—Vous avez remixé un morceau de Nöle qu’il a publié sous le nom d’Orlok 101. Qui a eu cette idée ?
—Il nous l’a demandé. Il voulait un remix d’Anacronismo Industrial pour son label, Barro. On l’a fait avec plaisir bien sûr.
—Sur SoundCloud, on retrouve les bandes-son sur lesquelles tu as travaillé. Tu peux nous parler un peu plus de cette facette ?
—J’aime composer de la musique, et la musique que je compose est très variée. J’adore composer des bandes-sons, j’adore donner de la musique à une image. Dans un film, la bande-son fait 50 % du travail. La musique peut te donner une impression d’étouffement, de peur, de bonheur… J’ai fait mon entrée dans ce monde grâce à des amis qui faisaient des courts-métrages. En 2000, je faisais la musique de publicités pour un pote, et on a aussi commencé à collaborer pour des courts-métrages. À partir de là, tout a été exponentiel. On a même fini en festival de ciné avec La belleza.
—De quelle bande-son es-tu le plus fier ?
—Chacune a son petit truc. J’adore tout particulièrement celle de La belleza. Le concept est vraiment génial, tu peux trouver le court-métrage sur YouTube. La locution est en français et parle du concept de la beauté. Il y a d’autres courts-métrages que j’aime encore plus, Mentira Interna et A la luz de las velas, et qui m’ont servi d’inspiration pour d’autres projets. J’avais composé beaucoup de musique qui n’a jamais été utilisée, et du coup je m’en suis servi plus tard.
—Comment as-tu eu l’idée de créer ton label, Industrias Mekanikas ?
—J’ai toujours voulu avoir mon propre label, où je pouvais publier la musique qui me plaît. Comme je te l’ai dit plus tôt, la première tentative s’appelait Actinium et Reactinium, avec mon ami Sergio. Par contre, dès que plusieurs personnes sont aux commandes, tout se complique. On n’avait pas non plus l’argent nécessaire pour lancer le label en format physique, du coup j’étais resté sur ma faim. Je voulais absolument faire un label dont la musique se vendrait aussi en format physique, et pas seulement via des portails. Je pense que la massification du numérique est telle, que par la suite tes projets se perdent dans un océan de musique. Du coup, j’ai pensé : toute ma vie, j’ai travaillé avec des vinyles. Du coup, j’ai continué à parier sur les vinyles. Je vends ma musique en format numérique sur Bandcamp uniquement, car je comprends que certaines personnes préfèrent ce format. J’ai pensé pendant un moment sortir le label uniquement en vinyle, mais certains DJ jouent uniquement en numérique.
—Tu penses qu’on est arrivé à l’âge d’or de labels espagnols ? Depuis que je suis revenu à Madrid, j’ai été surpris du nombre de labels qui existent.
—Oui, tout à fait. J’ai l’impression qu’on vit un âge d’or, comme d’autres villes et pays européens il y a 15 ou 20 ans. Les gens ont moins peur et osent se lancer. Avant, si tu voulais sortir 200 copies de ta production, l’usine de pressage te riait au nez. Maintenant, c’est quelque chose d’habituel. Pour te donner une idée, j’ai sorti 2000 copies de mon premier disque. Avant, les usines pressaient minimum 500 disques, elles n’acceptaient pas moins. Ce sont des quantités considérables, t’avais besoin d’un distributeur pour les écouler. Avec le temps, les choses se sont simplifiées. Désormais, il y a beaucoup de petits distributeurs spécialisés dans certains genres et certains labels, et tu peux parfaitement presser 50, 100 ou 200 copies. Ça permet aux gens qui en ont envie de sortir leur propre disque.
—Quels sont les labels actuels qui t’intéressent ?
—Beaucoup sont très intéressants. Par exemple, Frigio, celui de Juanpablo, fait partie de ceux que je pourrais jouer habituellement. Ensuite, même si personnellement, je ne mixe pas vraiment la techno, Semántica a des disques incroyables. Je vais également citer Analogical Force, un autre label madrilène connu dans le monde entier, Femur, Barro… Dans la boutique, on a réservé une place spéciale pour l’electro, l’EBM et l’electro indus nationaux. Et je te parle de Madrid. Si je continue avec Barcelone, on en finit plus.
—Ta première référence est un disque de remix d’Esplendor Geométrico. Ce groupe a-t-il été important dans ta carrière musicale ?
—C’est un groupe essentiel de la scène de la musique électronique et avant-gardiste du pays. Ils ont 40 ans de carrière et continuent de tout donner. Je pense que c’est vraiment un groupe auquel on devrait tirer notre révérence. Certains les connaissent, d’autres pas. Le but de ce disque était de faire connaître Esplendor Geométrico a plus de gens. Si tu regardes bien, le disque comporte un morceau d’electro, un pour la piste de danse, un indus, et celui de Flavio qui n’a rien à voir.
—Qu’est-ce que tu aimes le plus chez ce groupe ?
—Ils sont crus, durs, j’adore leurs rythmes irréguliers et hypnotiques, leur son indus. J’adore leur musique.
—Ton label compte 5 références. Selon toi, laquelle serait une bonne présentation pour quelqu’un qui ne connaît pas le label ?
—Chacune a son petit truc. Pour Antikhrist Visions, le concept était de sortir la musique d’artistes connus avec celle d’artistes moins connus. J’aime ce concept. On a aussi la référence avec Esplendor Geométrico, où le concept était différent, comme je l’ai dit précédemment. Ensuite, on a un concept classique : j’aime bien ce que fait un artiste, et je décide de publier ses morceaux.
—Que nous réserve le label à l’avenir ?
—La référence numéro six est déjà au pressage. Le nouveau disque sera de Dark Vector. L’EP comptera 3 morceaux originaux et des remix d’Assembler Code, de Cosmic Force de Cestrian. C’est une référence un peu plus electro industrielle. On va aussi sortir un troisième volume d’Antikhrist Visions. On a également un autre projet sur le feu, Holding Nuts, avec Wake, Fake Robotique et moi-même. Je prépare également mon futur LP, mais je ne sais pas quand je le terminerai. J’ai beaucoup de trucs en attente à cause de la pandémie. Les gens aiment le travail du label. Peut-être qu’il a eu plus de répercussion en dehors d’Espagne, mais ici, les gens le connaissent et le suivent aussi. La pandémie nous a causé bien des problèmes. Ça coute cher de presser un disque et parfois, c’est difficile de le vendre. Je me suis retrouvé dans une impasse : le label n’a pas vraiment eu le temps de grandir, et en plus, j’ai remarqué que les ventes avaient diminué. Difficile d’en faire la promo, c’est de la musique underground, qui n’a pas beaucoup de public. L’une de mes plus grandes sources d’inspiration est de sortir et d’aller voir jouer les autres, car j’y écoute de la musique qui me surprend, ou qui d’habitude ne tourne pas sur mes platines.
—Je suppose que tu dois recevoir pas mal de démos d’artistes qui voudraient que tu publies leur musique. Que recherches-tu chez un artiste ?
—La musique doit attirer mon attention. Il n’y a pas vraiment de secret. Ensuite, je reçois beaucoup de démos que j’adore, mais qui n’ont pas leur place dans Industrias Mekanikas. J’essaie d’avoir un large spectre, mais je ne peux pas tout publier. J’avais même pensé faire un sous-label pour sortir la musique des artistes qui n’a pas vraiment de lien avec mon label. Mais bon, ça voudrait dire recommencer un truc de zéro et investir de nouveau. Et la situation actuelle donne pas vraiment envie de le faire.
—Comment t’affecte le COVID ?
—Dans presque tous les aspects, principalement sur le plan économique. Grâce à l’argent, tu peux continuer à développer tes projets. Deuxième problème : le secteur des loisirs. Si les gens ne sortent pas, ne vont pas voir des concerts, ils restent chez eux. On l’a très vite remarqué à la boutique. Les gens ne viennent pas acheter, le peu de temps qu’ils ont, ils le passent avec des amis. C’est normal. C’est un cercle vicieux, en Espagne on n’est pas habitués à être à 22 h à la maison. Notre culture aime le loisir. Si les gens ne peuvent pas sortir pour écouter et profiter de la musique, de concerts, etc., on se limite beaucoup. Les gens n’achètent pas autant de disques qu’avant.
—Que nous réserve Ruben Montesco à l’avenir ?
—Les artistes ont beaucoup de projets qui sont restés dans le vent. Certains les finalisent, d’autres tombent dans l’oubli pour toujours. J’adore faire des collaborations, mixer avec des gens ou faire des back-2-back, c’est super amusant, ça devient un véritable jeu de qui mettra le meilleur disque. Avec la prod, c’est un peu pareil. Si tu commences à produire avec quelqu’un avec qui tu as un lien, tu arrives à composer de chouettes trucs.
—Comment as-tu supporté le fait de ne pas jouer pendant la pandémie ?
—Très mal.
—Ces derniers mois, on a eu l’occasion de te voir jouer dans plusieurs salles, notamment au Specka, que peux-tu nous raconter de ces expériences ?
—J’avais très envie de retourner sur scène, c’est comme si j’étais de nouveau au Tresor de Berlin. Après autant de temps sans mixer, tu le fais plus par nécessité d’écouter de la musique, de passer un bon moment avec tes amis. Ça n’a plus rien à voir d’économique, tu t’en fiches. On espère tous que cette période restera dans l’oubli. Tout comme aujourd’hui, je peine à me rappeler l’époque où je sortais jusqu’à 6 h du mat. Une tout autre vie.