Nous avons profité du futur passage de Tangerine Dream par l’Espagne pour faire cette double interview, de Bianca Froese-Acquaye d’une part, veuve de l’ancien leader du groupe et manageuse actuelle, et de Thorsten Quaeschning d’autre part, membre de Tangerine Dream depuis 2015 et directeur musical. Ils joueront le 8 novembre dans la salle But à Madrid. Flash Zero ouvrira la soirée de l’un des plus importants événements d’électronique de l’année.
Bianca Froese-Acquaye
—Honnêtement, je n’étais pas au courant de la rencontre d’Edgar Froese et de Dalí en 1967 jusqu’à ce que vous la mentionniez alors qu’on organisait l’interview. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Il aimait aussi Picasso, non ?
—Bianca: Comme Edgar a étudié les beaux-arts et la culture avant de décider de devenir musicien, il était très intéressé par la vie de peintres comme Dalí et Picasso. Il adorait leur approche des choses, la philosophie qui se reflétait dans leurs œuvres. Les deux peintres ont inspiré Edgar au niveau de son œuvre musicale. Les arts visuels étaient le déclencheur principal de ses idées. Edgar a décrit la rencontre avec Dalí dans un long chapitre de son autobiographie, Tangerine Dream – Force Majeure. Sa conversation avec Dalí, lorsqu’il a joué avec son groupe The Ones lors des spectacles improvisés que Dalí organisait à Cadaqués en 1967, lui ont même donné l’idée du nom de Tangerine Dream pour son groupe. C’est pourquoi l’influence de l’art est immense. D’ailleurs, Edgar a rencontré Picasso dans le sud de la France, alors qu’il était en train de déjeuner dans un petit restaurant en bord de mer. À l’époque, il a eu peur de le déranger, il l’a juste observé timidement de loin, et a senti l’aura de l’un des plus grands artistes de l’histoire.
—Quelle était la relation entre Edgar Froese et Klaus Schulze/Manuel Göttsching, les deux autres grands noms de la musique électronique allemande?
—B: Comme vous le savez, Edgar a travaillé avec Klaus Schulze pour le premier album de TD, Electronic Meditation en 1970, mais très vite, Klaus a décidé de se consacrer à sa carrière solo, ce qu’Edgar respectait. Le succès de Klaus a été la preuve que c’était un excellent choix, et il en fut de même pour la carrière de TD. Les chemins de Klaus et d’Edgar ne se sont pas croisés très souvent au fil des décennies, et honnêtement, ça a aussi été le cas de Manuel Göttsching. Les trois musiciens étaient très individuels et ont chacun suivi leurs propres approches de la musique électronique, de façon indépendante, mais fructueuse.
—Edgar Froese a toujours été intéressé par les bandes-son, et TD en a composé quelques-unes. Pourriez-vous m’en dire plus sur ce côté du groupe, qui est bien souvent oublié ? Aimait-il le cinéma ?
—B: Edgar m’a toujours dit que s’il n’était pas devenu musicien, il serait devenu cameraman et réalisateur (comme mon père, d’ailleurs). TD a composé de nombreuses bandes-son entre les années 70 et 90 pour des réalisateurs d’Hollywood, ainsi que pour des séries américaines et allemandes. Les plus célèbres sont Risky Business (Paul Brickman) et Legend (Ridley Scott) où jouait Tom Cruise, Thief (Michael Mann), The Sorcerer (William Friedkin), Firestarter où jouait une très jeune Drew Barrymore, Streethawk et plus encore. D’un côté, ces bandes-son ont été un véritable défi pour le groupe, car ils devaient composer de la musique en fonction d’un script. D’un autre côté, Edgar savait et sentait qu’il perdrait sa liberté créative et son indépendance s’il restait trop longtemps dans ce business. C’est pourquoi il a décidé de se concentrer plus sur les albums du groupe et les concerts. En 2012, il a reçu une offre de Rockstar Games New York pour composer la bande-son du jeu Grand Theft Auto V (GTA V). Il a accepté ce défi passionnant, et a remporté la récompense de la meilleure bande-son pour un jeu à l’American VGX Game Award 2013.
—Vous avez coproduit le documentaire Revolution of Sound: Tangerine Dream, sorti il y a quelques années. Pensez-vous qu’il s’agisse du travail ultime sur le groupe ?
—B: Je ne crois pas, mais c’est un très bon travail sur le groupe, qui existe depuis plus de 50 ans maintenant. Margarete Kreuzer, la réalisatrice qui vit à Berlin, a démarré ce projet dans des conditions difficiles, car Edgar est mort en 2015 au début de la réalisation. Nous sommes toutes les deux reparties de zéro, et nous avons décidé de continuer le film avec un nouveau script. Heureusement, nous avions l’autobiographie d’Edgar qui constituait une bonne base pour le documentaire. On y a trouvé de nombreuses citations originales de lui. Actuellement, je suis en train de conceptualiser une exposition de TD au London Barbican Centre avec mon équipe. Une occasion de plus de présenter la vie du groupe et leur carrière au fil des ans, tout particulièrement pour le jeune public. L’exposition ZEITRAFFER (time-lapse) sera présentée du 16 janvier au 2 mai 2020.
—Mis à part Londres, allez-vous organiser cette exposition dans d’autres endroits ? Et que s’est-il passé avec Tangaudimax?
—B: L’exposition de Londres ZEITRAFFER est un prélude à une exposition internationale. TANGAUDIMAX – un futur musée consacré à Tangerine Dream – sera, je l’espère, le grand final de l’ère TD. On a encore énormément de travail à accomplir !
—Pouvez-vous nous dire si l’album collaboratif de TD et Timothy Leary sortira bientôt ?
—B: Comme je l’ai appris : oui. Mais le label doit encore régler des problèmes de droit.
—Je suppose que tout le monde ne sait pas que vous avez été très importante pour le groupe : vous avez chanté quelques chansons sur des albums, aidé au niveau de la production et dessiné les illustrations de certains albums. Pourriez-vous nous en dire plus ?
—B: Tangerine Dream représente tout pour moi, je me réveille avec leur musique. Le cosmos de Tangerine Dream est presque infini. C’était aussi le cas d’Edgar, mon grand amour et mon meilleur ami. Il m’a laissé un merveilleux héritage. Je gère le groupe, les concerts, les sorties, les illustrations, et tout ce qui est en rapport avec TD depuis presque vingt ans. Je suis reconnaissante envers le line-up actuel (qui était aussi celui présent avec Edgar à Melbourne en 2014). Thorsten, Hoshiko et Ulrich, ont eu le courage et le talent de continuer dans les pas de TD, de continuer ce monument de la musique électronique.
—Vous êtes aussi une artiste (peintre et photographe). Était-ce difficile de combiner votre carrière et votre travail avec TD ?
—B: Bien sûr, je devais me fixer des priorités. Mon travail était inspiré par la musique de TD, et j’aimais créer des illustrations en rapport avec TD. Parfois, j’aurais aimé avoir plus le temps pour peindre, mais c’était bien souvent compensé par les merveilleux concerts atmosphériques dans le monde entier. Vous pouvez voir mes peintures ici: http://www.bianca-froese-acquaye.com/
—De tous les albums de Tangerine Dream (et ils sont nombreux), lequel était le préféré d’Edgar ? Et le vôtre ?
—B: Je peux seulement parler des années Eastgate aux alentours de 2000. L’album préféré d’Edgar était la série Five Atomic Seasons, une composition établie à Nagasaki et Hiroshima, une pentalogie : Spring/Summer/Autumn/ Winter/Endless Season. Edgar a créé son travail dans des conditions très spéciales. Cette œuvre avait une profonde signification pour lui. Mon album préféré est Hyperborea. C’était mon premier contact avec TD en 1984. Mon tourne-disque le jouait en boucle…
—Pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous continuez Tangerine Dream?
—B: L’amour de la musique. Mon amour pour Edgar. Ma conviction que le line-up actuel a un grand talent. Mon amour de la vie.
_________________
Thorsten Quaeschning
—Vous accompagnez le groupe depuis longtemps. Au départ, vous étiez derrière la console, et maintenant vous faites partie intégrante du groupe. Que pouvez-vous nous dire sur vos débuts dans TD?
—T: En 2003, on m’a demandé de venir dans le studio d’Edgar à Vienne. Comme je suis joueur de piano et synthétiseur, je connaissais bien évidemment Tangerine Dream avant. J’étais tout particulièrement fan des interviews d’Edgar dans les magazines comme Keyboards, Keys, etc. Après avoir travaillé dans le studio d’Edgar et en tournée comme technicien et producteur, on m’a demandé de rejoindre le groupe en 2004 pour les nouveaux albums et concerts de 2005. Le premier album que j’ai co-composé était Jeanne D’Arc, avec Edgar et Jerome Froese. En 2011, Edgar m’a donné le rôle de directeur musical. J’ai passé de nombreuses années dans le studio d’Edgar. On m’a enseigné de nombreuses choses sur ses visions, concepts, structures et processus de travail.
—Vous avez également une carrière solo. Que pouvez-vous nous dire de plus à ce propos ?
—T: Dans ma jeunesse, j’ai suivi des cours de piano, flûte, violon et batterie. Mon premier groupe, créé aux alentours de 1994, s’appelait Minory. On jouait du rock gothique avec des racines progressives. On a donné beaucoup de concerts et composé un album en 2004. J’ai également joué dans Picture Palace Music. C’était censé être un groupe live pour jouer des bandes-son de vieux films muets, mais au final, il s’est développé et est devenu un vrai groupe, avec beaucoup d’albums, de récompenses et de concerts. J’ai aussi eu d’autres projets : Quaeschning & Schnauss (avec l’album Synthwaves), Thorsten Quaeschning meets Paul Frick (The Seaside Stage Session), Bargmann & Quaeschning. D’autres collaborations seront bientôt annoncées. En outre, j’ai composé de la musique pour des films comme Cargo, Letters from Libya, Remnants, etc… Enfin, j’ai donné des concerts et enregistré des albums en solo (The Munich Session). La plupart sont un mélange d’électronique, ambient et post-rock.
—Quantum Gate est le premier album sorti sans Edgar Froese. Comment a-t-il été reçu ? Était-ce difficile de l’enregistrer sans le leader de TD ?
—T: Quantum Gate a été incroyablement bien reçu par la critique et a obtenu une belle place dans les classements. On a commencé à le composer et l’enregistrer ensemble en été 2014 après la tournée. On a parlé des concepts, des visions et des idées, et composé plusieurs ébauches. Après le triste décès d’Edgar en janvier 2015, on a travaillé avec les ébauches d’Edgar et les nôtres, puis composé la musique à l’horizontale et à la verticale : parfois on enregistrait une partie entièrement nouvelle qui s’intégrait avant ou après une autre, parfois on composait des parties qui s’ajoutaient directement dans la même partie. Pour qualifier cette période, on parle du concept « Quantum years ». Notre idée est de revenir à la musique basée sur les séquenceurs, intégrer les idées et les intentions de forme plus libres des années 70 et de forme structurée des années 80, avec un son contemporain.
—Lorsque vous composez, comment savez-vous ce qui entre dans le catalogue de Tangerine Dream ?
—T: C’est plus facile qu’il n’y paraît. Je le sais dès le début, car l’intention est déjà présente dans la première note.
—Avez-vous travaillé sur la bande-son de GTA V ? Je pense que composer des bandes-son pour jeu vidéo est intéressant, et constitue un défi pour les artistes. C’est aussi une façon d’être introduit dans une génération plus jeune. Qu’en pensez-vous ?
—T: Oui, pour GTA V, on a composé presque 35 heures de musique. C’est un travail intéressant, car outre la composition classique de la bande-son, on doit prendre en compte la fonctionnalité spécifique du jeu. Le jeu en lui-même mélange la musique, car elle est associée à la position exacte du joueur. Les idées de grands motifs et mélodie comme Autant en emporte le vent, Star Wars, etc… ne fonctionnent pas dans un jeu vidéo moderne, car le temps que le joueur met pour réussir une mission, par exemple, est grandement différent. Il faut donc travailler avec les atmosphères et les éléments rythmiques.
—Qui participe aux tournées, maintenant ? Ulrich Schnauss joue-t-il toujours avec le groupe ? Il a donné un superbe concert cette année à Madrid.
—T: On joue en trio : Hoshiko Yamane au violon électrique/violoncelle, Ulrich Schnauss aux synthés et sur Ableton et moi au synthé, piano, guitare électrique et Ableton. Parfois, de grands musiciens nous accompagnent, comme Paul Frick (Brandt Brauer Frick), Franz Bargmann (NEU!), Richard Barbieri et autres.
—Quelle est votre période préférée du groupe ?
—T: Si je devais choisir des albums, ce serait Zeit, Phaedra, Ricochet et Underwater Sunlight. J’adore les atmosphères de ces albums.
—Au cours des dernières années, vous avez sorti des albums littéraires : Finnegans Wake, Edgar Allan Poe’s The Island of the Fay et Frank Kafka-The Castle. Comment avez-vous composé ces albums ? Avez-vous commencé par lire le livre puis mis de la musique sur le texte ?
—T: Effectivement, on a lu le livre, puis on a parlé des parties qu’Edgar ou moi devions transformer. Parfois, il s’agissait de refléter l’histoire. Parfois, il fallait refléter l’atmosphère de la situation.
—Tangerine Dream va-t-il sortir un nouvel album ?
—T: Oui, on travaille sur du nouveau matériel. On sortira probablement l’album en 2020.
—Que pouvez-vous nous dire du concert, va-t-il se concentrer sur des classiques, ou sur du nouveau matériel ?
—T: En concert, on joue de la musique de 1974 à 1989, puis d’après 2005. Je crois que la musique d’avant 1973 n’était pas prévue pour être réinterprétée note par note. La musique de 1989 à 2000 n’appartient pas à notre période préférée. Chaque concert a une setlist différente. On joue certains morceaux en se rapprochant le plus possible de l’originale au niveau de la structure et des sons. Pour d’autres, on crée des variations au niveau de la structure et du tempo. Pour chaque concert, on joue une session, un mélange entre improvisation et composition en temps réel. Au début de la session, on se met d’accord sur un tempo et le premier accord, ou la clé. Le reste prend forme au fur et à mesure, et est influencé par nous trois au moment de la session. Elle peut durer de 20 à 120 minutes, et même plus. Ça nous permet de rester créatifs. Ainsi, le public ne s’ennuie pas et découvre sans cesse un nouveau monde.