Comme les musulmans se rendent à la Mecque en pèlerinage, en 2002, lors d’un court séjour à Manchester, j’ai visité Sheffield, une ville qui, même si je ne la qualifierais jamais de belle, a été le lieu où certains de mes albums préférés ont été composés. L’un des groupes qui ont mis cette ville industrielle sur la carte musicale était Heaven 17, compositeurs de quelques classiques des années 80. Nous avons parlé avec Glenn Gregory des débuts du groupe qui jouera au W-Fest le dimanche 28 août prochain dans la ville belge d’Ostende.
— Glenn, tu faisais partie d’un groupe punk appelé Musical Vomit. C’était ton premier groupe ? C’est là que tu as rencontré Martyn, non ? C’était quand ?
— Musical Vomit a été mon tout premier groupe, il a été formé à l’origine par un type appelé Marc Civico et Ian Craig Marsh (qui formeront plus tard The Human League et Heaven 17). Ils ont donné quelques concerts en duo, puis ils ont été rejoints par moi-même (guitare basse) Nick Dawson (batterie) Paul Bower (guitare), Ian Reddington (chœurs). Mal Veal (saxophone) jouait aussi avec nous de temps en temps. Il se faisait appeler Captain Zapp et donnait tout le concert dans une boîte en toile de jute avec des trous pour les bras afin de pouvoir tenir le saxophone ! D’ailleurs, c’est tout ce qu’on voyait, ses bras. Le nom Musical Vomit venait d’une critique du groupe Suicide dans une revue de musique. C’était un nom qui nous paraissait approprié.
On n’était pas vraiment un groupe punk, car on a précédé le punk de quelques années. En termes d’éthique et d’action, on était assez proches du punk. C’était une sorte de mélange entre The New York Dolls, Alice Cooper et un gang de motards, avec des chansons comme « I Was A Teenage Necrophiliac ». On n’a jamais vraiment cherché à devenir célèbres. Je pense que c’est vers la fin de Musical Vomit que Martyn nous a rejoints. Paul Bower nous l’a présenté et on s’est tous très bien entendus. On a commencé à planifier de nouveaux projets musicaux.
— Après ça, tu as joué dans VDK and the Studs avec des membres de Cabaret Voltaire (peux-tu nous dire qui ?), Paul Bower, Adi Newton et le reste de ce qui est devenu plus tard Heaven 17. J’ai lu que c’était une sorte de collectif. Tu peux nous en parler ?
— Après Musical Vomit, j’ai joué dans toute une flopée de groupes qui n’ont jamais duré, ou qui étaient parfois complètement imaginaires. La plupart n’ont jamais donné qu’une ou deux représentations. Le dernier de ces « pop up bands » était un conglomérat fou de quelques-unes des personnes les plus ésotériques avec lesquelles on traînait à Sheffield. Je crois qu’on était en 1977… On s’appelait VDK and the Studs. À cette époque, j’avais abandonné la guitare basse pour devenir chanteur. Les Studs étaient connus à Sheffield avant notre première répète, car on avait imprimé de nombreuses affiches et autocollants proclamant « VDK and The Studs new single out now » (le nouveau single de VDK and the Studs est sorti.) On avait placardé ces affiches dans tout le centre-ville, surtout autour des magasins de disques. On avait même collé des affiches disant que le nouveau single des Studs était sold out dans les magasins de disques…
On a créé un tel buzz qu’on nous a demandé de jouer en première partie d’un groupe punk appelé The Drones lors d’un concert à Sheffield. C’est pour ce concert qu’on a répété pour la toute première fois. Le groupe était composé de Richard et Mal de Cabaret Voltaire, d’Adi Newton de Clock DVA de Paul Bower et d’Hayden Boyes Weston de 2.3 et moi-même, Martyn et Ian… Notre musique était effroyablement mauvaise, si mauvaise que c’en était presque bon. On a donné le concert après une seule répétition et la cacophonie absolue qui venait de la scène était terrifiante : un mélange complètement fou et impie de synthétiseurs, de guitares et de voix qui faisaient tous quelque chose sans lien entre eux et qui pourtant se rejoignaient presque… presque ! Le concert s’est terminé et on refusait de quitter la scène, le manager et les roadies des Drones ont essayé de nous faire descendre, mais on voulait pas partir. On jouait une version électronique improvisée du thème de Doctor Who, sur lequel on a fini par psalmodier « The Drones wanna Come On Now »… ahh les jours grisants des pirates punk électroniques.
Pendant des décennies, une rumeur disait que quelqu’un avait enregistré ce concert de folie emblématique, j’ai toujours cru que c’était faux… jusqu’au jour où, il y a seulement deux ans, dans un club en Allemagne, on est venu me voir pour me demander d’autographier une boîte de cassettes. Elle était vieille et tombait en morceaux et il était écrit sur le devant… « The Studs ». C’était l’enregistrement de ce concert, j’ai couru dans les coulisses pour voir Martyn fulminer comme si j’avais trouvé le Saint Graal. Je me suis arrangé pour que la cassette soit numérisée et qu’on me l’envoie, à ce jour je n’ai écouté que les 2 premières minutes… c’est affreux et effrayant. Et non, hors de question de te la faire écouter !
C’est après ce concert (mais pas à cause de), que j’ai décidé qu’il était temps pour moi de quitter Sheffield. J’ai toujours pris des photos et je voulais déménager à Londres pour devenir photographe. Alors après une fête fantastique pendant tout le week-end, c’est ce que j’ai fait.
— Tu devais être le chanteur de The Future, mais tu as déménagé à Londres, n’est-ce pas ? Tu suivais un peu leur évolution quand tu étais à Sheffield ? Le matériel de ce groupe éphémère a été publié plusieurs fois, la dernière fois dans le cadre du coffret de Clock DVA. Tu les as vus ou tu t’es intéressé à leur musique à l’époque ?
— À cette époque, Martyn et Ian avaient travaillé sur une nouvelle musique avec Adi, (pré-Clock DVA et pré-Human League). Elle était purement électronique et magnifiquement sombre. Ils ont enregistré pas mal de chansons. En fait, certaines pistes d’accompagnement de The Future sont devenues des chansons de Human League.
Je suis toujours resté proche de Sheffield et de la musique. En vérité je rentrais en stop au moins deux fois par mois pour voir tout le monde. Quand The Human League s’est formé, je les photographiais lors des concerts, j’ai même pris une photo de leur couverture pour Sounds Magazine. Quand le groupe se rendait dans le sud pour des concerts, ses membres logeaient tous dans mon petit appartement minuscule juste à côté de Ladbroke Grove, à Londres.
C’est à cause d’un travail de photographie musicale que je me suis retrouvé à Sheffield, par coïncidence le jour où The Human League a eu sa grande réunion de séparation. J’ai appelé Martyn et lui ai demandé s’il voulait qu’on se retrouve en ville pour boire une bière avant que je ne parte prendre des photos de Joe Jackson au Sheffield City Hall pour le NME. Il a accepté, et m’a avoué qu’il avait une révélation à me faire. On s’est retrouvés dans un pub appelé le Red Lion derrière la salle de l’hôtel de ville, on a commandé deux bières et il m’a dit que The Human League s’était séparé et que Ian et lui allaient former un nouveau groupe. Après quelques autres pintes, il a commencé à me poser des questions sur Londres et à me demander si j’étais heureux là-bas, puis il a fini par dire : « Tu devrais revenir ici, on pourrait monter un nouveau groupe tous les trois. » C’était vendredi, je suis retourné à Londres le samedi et le lundi j’étais de nouveau à Sheffield. On a commencé à composer sous le nom de Heaven 17. On avait d’autres noms sous le coude à ce moment-là, mais heureusement Heaven 17 a gagné… 5 jours plus tard, on avait écrit et enregistré « Fascist Groove Thang ».
Retourner à Sheffield pour former Heaven 17 était carrément chouette. Martyn, Ian et moi avons toujours eu les mêmes goûts musicaux, on a toujours aimé les musiciens expérimentaux, mais aussi la musique dance, le disco, le funk, le glam et la pop, même les bandes originales de films. Le son de Heaven 17 vient de ces goûts éclectiques. On était très intéressés par l’écriture de paroles contenant un message ou une intention sérieuse, mais on aimait cacher ce message ou ce slogan dans un format « pop ». On pensait que les gens comprendraient l’idée, mais malheureusement certaines personnes n’ont pas compris l’ironie de l’album Penthouse et Pavement, et ont considéré le look et le style comme une sorte d’approbation pour des yuppies ! Mais bon, difficile d’éclairer ceux qui n’ont pas la lumière à tous les étages.
— Quels souvenirs as-tu du Sheffield de cette époque ?
— Sheffield était une ville où il faisait bon vivre au début des années 80. Il y avait quelques très bons clubs et des groupes fantastiques comme les Cabs et Vice Versa, qui sont devenus ABC. On se retrouvait souvent dans des pubs et des clubs et Cabaret Voltaire organisait des fêtes géniales.
Le seul atout que The Human League avait quand ils se sont séparés était un studio d’enregistrement. J’utilise le mot studio dans son sens le plus large, car en réalité c’était un bâtiment abandonné de 5 étages avec un étage équipé d’un matériel d’enregistrement douteux et sans fenêtres… Mais aucune des parties ne voulait y renoncer, alors nous avons accepté de partager l’endroit. The Human League travaillait de 10 heures à 22 heures et on enregistrait dans l’équipe de nuit de 22 heures à 10 heures. Les gens ont toujours du mal à croire que Dare et Penthouse ont été écrits et enregistrés dans ce studio… au même moment.
— Tu as participé à la création de la British Electric Foundation, non ? Ou à l’enregistrement du premier album ? Tu as chanté dans le deuxième album, n’est-ce pas ?
— BEF et Heaven 17 se sont en fait formés en même temps. Après la séparation, Martyn et Ian ne voulaient pas se laisser prendre par la spirale « album de tournée, tournée de l’album ». On trouvait ça démodé et on voulait se libérer de ça. Ils ont donc décidé de ne pas signer chez Virgin Records en tant que groupe, mais en tant que société de production, un label dans un label. De nos jours c’est monnaie courante, mais à l’époque ça ne l’était pas du tout. En fait l’idée originale était que Heaven 17 serait signé chez BEF, un album sortirait, et BEF sortirait un autre groupe… mais le fait est que nous avons adoré jouer de nouveau ensemble et Heaven 17 est rapidement redevenu un groupe à trois. Le succès n’a pas tardé à suivre…
— “(We Don’t Need This) Fascist Groove Thang” a été interdit au Royaume-Uni en raison de la référence à Reagan, mais que s’est-il passé avec cette chanson aux États-Unis ? Je n’ai pas trouvé de sortie du single aux États-Unis.
— Tout allait pour le mieux avec « Fascist Groove thang », qui a été acclamé par la critique et les fans, mais qui a été stoppé net par le BBfuckingC qui a décidé de l’interdire en raison de son contenu ouvertement politique… Son succès dans les hit-parades a donc été stoppé, mais le morceau a résisté à l’épreuve du temps et est malheureusement aussi pertinent aujourd’hui qu’à l’époque où nous l’avons écrit. Il n’est jamais sorti en Amérique… Comme c’est étrange ! Il est peut-être encore temps ?
— Le groupe a toujours essayé de montrer l’horreur du capitalisme et du consumérisme enveloppée dans une forme pop parfaite. Penses-tu que votre public vous prenait pour des yuppies ?
— Que les gens écoutent ou non notre « message » est indépendant de notre volonté, mais cela le rend intéressant et pertinent pour nous. Des années plus tard, lorsque quelqu’un vient te voir et t’explique que ta chanson ou tes paroles ont compté pour lui, c’est un sentiment incroyable.
— Je lisais les arrangements vocaux de Luxury Gap et j’ai été vraiment surpris par certains détails : « Le chant d’ouverture sur Let Me Go par exemple, compte 118 voix multipistes chantant en harmonie à 14 voix. » C’est assez étonnant. Comme tu es le chanteur, à quel point t’es-tu impliqué là-dedans ? Pourquoi voulais-tu atteindre une telle complexité ?
— J’ai adoré enregistrer tous les arrangements vocaux. Martyn et moi avons passé des heures en studio à chanter des centaines d’harmonies en multipliant les pistes pour chaque harmonie sept fois. On voulait créer un son. Peu importe qu’on ne puisse pas entendre toutes ces pistes, ce qui comptait c’était que ça sonne exactement comme ça. « Let Me Go » par exemple n’aurait pas été la même chanson si on n’avait pas autant travaillé sur les voix. Encore aujourd’hui, j’adore chanter cette chanson en live… Je m’y perds.
On avait pris la décision délibérée de rendre ces chansons plus raffinées/produites que le premier album et on s’est donnés à fond, qu’il s’agisse d’enregistrer des voix très complexes et multi, multi, multipistes ou un orchestre de soixante-dix musiciens ou de faire jouer la section des cuivres de Earth Wind and Fire, The Phoenix Horns, pour jouer sur les pistes. On s’est éclatés, c’était très bien drôle et ça nous a coûté un bras… Je pense qu’il nous a fallu des années pour le rembourser, mais le résultat en valait la peine.
— Dans How Men Are, tu essaies d’exprimer la peur de l’holocauste nucléaire de l’époque, qui malheureusement existe encore aujourd’hui. Tu penses qu’un disque pop peut aider à rendre les gens plus conscients des problèmes de l’époque ?
— Nous avons enregistré How Men Are dans les mêmes studios que The Luxury Gap, mais on voulait un son plus froid et austère. Je pense qu’on avait encore peur que le monde se termine par un big bang, et c’est toujours le cas. On compose ce qui nous tient à cœur. La peur et l’angoisse ont beaucoup filtré sur cet album.
— Durant les premières années, vous avez à peine joué en live. Pourquoi ?
— Durant tout ce temps, on nous avait demandé de jouer en live, on nous avait même proposé beaucoup d’argent en échange. Mais on avait pris la décision que c’était démodé, dès le début… MTV a commencé à peu près en même temps que nous, et tourner des vidéos pour promouvoir les chansons semblait bien plus dans l’air du temps… évidemment, on avait probablement tort, mais dans le genre têtu, on faisait pas mieux. Il nous a fallu quelques décennies pour nous en rendre compte. Aujourd’hui, on le fait et on adore ça. Je me demande si on en profiterait autant maintenant, si nous avions joué en live à l’époque.
— Avec l’album précédent et avec Pleasure One, le groupe a commencé à utiliser de plus en plus d’instruments acoustiques et de musiciens de session, s’orientant vers un son plus traditionnel. C’était un mouvement délibéré pour passer davantage à la radio ou bien vous essayiez tout simplement de trouver un son différent ?
— Pleasure One s’éloignait encore plus du synthétiseur, peut-être qu’on se dirigeait vers un son plus traditionnel parce que le synthétiseur était devenu un peu ennuyeux et prévisible. Ou peut-être qu’on essayait de ressembler davantage aux anciennes chansons dance/funk qu’on écoutait. Ce n’est pas un de mes disques préférés.
— Dans Bigger Than America, vous avez essayé d’utiliser de vieux synthés. Maintenant qu’il y a une sorte de tendance au « retour à l’analogique », tu crois qu’il aurait pu avoir plus de succès s’il était sorti maintenant ?
— Assez curieusement, lorsque nous avons recommencé à écrire, c’était pour l’album Bigger than America. Pour nous inspirer, on s’imaginait ce que notre deuxième album aurait pu être… Je veux dire par là qu’au lieu de suivre la voie d’une production plus complexe et plus grande, on a suivi une voie plus électronique, ce qui était intéressant. J’aime beaucoup cet album… c’est le deuxième album alternatif de Heaven 17.
— Que peux-tu nous dire sur ta carrière dans les bandes-son ? J’ai toujours lu que Heaven 17 était influencé par Ennio Morricone, cette influence venait-elle de toi ?
— Ayant toujours écouté des albums de bandes-son, j’ai sauté sur l’occasion d’écrire la musique d’un court-métrage pour un nouveau réalisateur. Vingt ans plus tard, je passe la plupart de mon temps à faire ça. J’adore composer de la musique pour des images, ça demande une toute nouvelle façon de penser et j’ai l’occasion de composer de la musique que je n’aurais jamais pu écrire. C’est ma passion.
— Tu as également enregistré un album sous le nom d’Afterhere avec Berenice Scott. —Que peux-tu nous en dire ? Elle fait aussi partie de Heaven 17, n’est-ce pas ?
— J’écris en partenariat avec Berenice Scott comme Afterhere en plus de composer pour le cinéma et la télévision. On a sorti un album intitulé Addict.
Elle est partie en tournée avec Simple Minds, mais elle reviendra plus tard cette année, lorsque nous commencerons notre nouveau projet de film.
Puis, avec un peu de chance, un nouvel album d’Afterhere.
—Que peut-on attendre de l’avenir de Heaven 17 ? Peut-être un nouvel album ? Allez-vous sortir Not For Public Broadcast sur un format physique ?
— Et bien sûr, en parlant des nouveaux albums…
Y aura-t-il un jour un nouvel album de Heaven 17 ?
La réponse à cette question est peut-être… Pour ça, il faut qu’on soit inspirés qu’on ait du temps… bien qu’en ce moment, je dirais que les chances sont en notre faveur plutôt que contre. On a des morceaux qui traînent et qu’on aime, quelques-uns qui sont (presque) terminés… mais en attendant, on va se produire au W-Fest, pour la troisième fois. On adore ça. On n’a pas encore décidé du set, mais on parlait de peut-être jouer quelques chansons des débuts de Human League juste pour le plaisir synthétique.