Peu de formations actuelles ont un son aussi reconnaissable que le duo Leroy Se Meurt. Presque toujours présents dans la mallette de vinyles de Dead Violets Night, leurs morceaux impressionnent par leur son brut et leur agressivité, par leur violente honnêteté. Avec seulement trois EP, ils ont réussi à être des référents de l’EBM moderne. Ils joueront à l’Ombra, qui aura lieu du 26 au 28 novembre à Barcelone. Impossible de les confondre.
– Comment vous êtes-vous rencontrés tous les deux ?
– Volkan : En fait, on est des amis de longue date. On s’est rencontrés en 2011 par l’intermédiaire de la petite amie de Mathieu. Je faisais du covoiturage entre Marseille et Lyon, et c’était l’une de mes passagères. Je conduisais et j’écoutais de la musique sur mon iPod. D’habitude, les gens ne réagissaient pas vraiment aux groupes de ma playlist. Elle m’a tout de suite dit que j’écoutais la même musique que son petit ami, Mathieu. Quelques jours après, on a fait connaissance et on a commencé à traîner ensemble à Lyon et à Marseille. Finalement, on est devenus très proches.
– Le nom du groupe fait référence à la pièce Le Roi Se Meurt de Ionesco, qui raconte l’histoire d’un roi qui refuse l’idée de la mort. Pourquoi avoir choisi un tel nom ? À votre avis, devenir un artiste est une façon d’essayer d’échapper à la mort ?
– Volkan : En fait, il existe deux références. L’une à la pièce de Ionesco et la seconde, à un fabricant de moteurs électriques appelé Leroy Somer, basé en Nouvelle-Aquitaine. Cette industrie employait autrefois un nombre important d’habitants de la région. Comme c’est généralement le cas en France pour les industries, du fait des délocalisations, l’activité a diminué pour arriver à un point où elle a été vendue à plusieurs investisseurs, entraînant de nombreux plans sociaux.
Leroy Se Meurt évoque la mort de l’industrie en France et en Europe, qui entraîne une crise sociale. Le tout se déroulant dans un monde absurde tel que décrit par Ionesco.
– Mathieu : Pour répondre à la deuxième partie de ta question, il est vrai que la musique est un moyen d’échapper à la mort : la musique sera toujours là après ta disparition. À mon avis, on pense pas vraiment à ça quand on est chez soi en train de composer un morceau sur son synthé. Même si je comprends parfaitement la roue de l’immortalité, je ne peux m’empêcher de penser que c’est un peu trop présomptueux et bien au-dessus de notre humble travail.
– Votre musique, surtout dans votre premier EP, pourrait être considérée comme violente et agressive. Pensez-vous que votre musique soit une carthasis ?
– Volkan : C’est le cas pour moi ! Ma musique me permet d’exprimer des mots et des sentiments que j’aurais habituellement refoulés.
– Mathieu : Yep ! C’est aussi le cas pour moi ! Ce n’est pas ce qui motive pas à sortir des morceaux, mais lorsqu’on joue en live devant un public, j’expérimente vraiment quelque chose d’unique. Je suis comme loin de moi-même et je libère tout ce qui se trouve en moi. J’ai toujours vécu ça, depuis les premiers concerts de metal auxquels j’ai assisté étant gosse, jusqu’aux expériences en club que j’ai vécues plus récemment.
– Dans votre deuxième sortie, vous avez un peu ralenti les BPM et essayé de faire monter la tension de manière graduelle. Pensez-vous que la musique peut avoir un impact plus fort lorsqu’elle est un peu plus subtile ?
– Volkan : Je pense qu’il existe différentes façons d’avoir un impact. Chaque fois qu’on sort du nouveau matos, on essaie d’expérimenter et de trouver de nouveaux angles pour nous exprimer, tout en restant fidèles à notre style. Le premier EP était brut et un peu low-fi. Pour le deuxième, nous avons essayé d’y ajouter des vibrations plus post-punk et pour le dernier, nous avons travaillé sur des rythmes plus rapides et plus électro.
– Vous chantez en turc et en français. Comment choisissez-vous la langue selon la chanson ? Avez-vous essayé d’enregistrer la même chanson dans différentes langues ?
– Volkan : En fait, on n’a pas vraiment de règles. Le choix vient naturellement. J’ai aussi l’impression que je ne chante pas de la même façon quand c’est en turc ou en français.
Nous n’avons jamais essayé d’enregistrer la même chanson dans différentes langues, mais c’est une bonne idée. Il va falloir qu’on essaie !
– Mathieu : Oui, la plupart du temps, Volkan choisit à l’avance quelle langue pourrait bénéficier à la chanson et on s’y tient. Je ne sais pas exactement pourquoi nous choisissons l’une ou l’autre, mais un morceau en turc est toujours très différent d’un morceau en français. Les tons sont carrément distincts et le rythme spécifique de chaque langue produit des résultats particuliers. Ça ajoute de la variété.
– Quel matériel utilisez-vous pour composer votre musique ? Analogique ou numérique ?
– Mathieu : En général, on bosse toujours avec le même matos : les machines d’Elektron, plus un Korg MS20 et un Malekko Manther. Pour nos trois EP, on enregistrait directement à partir de la table de mixage, mais je fais désormais du multipiste sur Ableton Live. On a bien sûr plus de flexibilité de cette façon.
– Votre dernier EP, Makine Kültürü a été enregistré pendant le confinement. Était-il plus difficile de travailler sans être ensemble ? Je suppose qu’au moins, vous aviez beaucoup de temps libre.
– Volkan : Malheureusement, en raison de mon travail, la première année de la pandémie n’a pas été aussi reposante pour moi. J’ai dû bosser deux fois plus pour établir des règles sanitaires sur mon lieu de travail. Par contre, Mathieu a certainement eu plus de temps pour lui, haha.
On ne voulait pas s’arrêter d’enregistrer. Pour Mathieu, c’est devenu une routine qui lui permet de passer le temps facilement. Le fait d’être éloignés l’un de l’autre pendant plusieurs mois nous a permis de réadapter notre façon d’enregistrer. Il créait l’ensemble des parties instrumentales et les envoyait ensuite pour que j’enregistre les voix. J’ai eu quelques problèmes avec mes voisins à cause de mes cris et hurlements continus. C’était un processus intéressant, car on choisissait indépendamment de la partialité.
– Mathieu : Ce n’était pas si dur de travailler chacun dans son coin, mais c’est formidable de pouvoir travailler à nouveau ensemble. Au moins, pendant cette période bizarre, on a découvert un nouveau flux de travail.
– Le nom de cet EP, Makine Kültürü, signifie La culture de la machine en turc. C’est une citation de Nietzsche « Réaction contre la culture de la machine ». Pensez-vous que la musique électronique soit le premier pas vers la culture des machines ?
– Volkan : Ouah ! Un journaliste qui fait son boulot ! ☺
D’après ce que j’ai compris du texte de Nietzsche, les humains créaient des machines dotées de grands pouvoirs, mais ces créations ne les poussaient pas à s’améliorer. Pire, elles annihilaient leur capacité à créer de l’art. Mais je pense le contraire. Dans notre vie, les machines ne sont qu’un outil de plus. Elles nous aident dans différents domaines. Dans notre cas, l’expression musicale.
Je suis curieux de la réponse de Mathieu, qui est fan de Terminator !
– Mathieu : Oui, d’une certaine manière, je suis d’accord avec Volkan. Les ordinateurs ou les machines sont des outils, de la même manière que la batterie, le piano ou tout autre instrument de musique est un outil.
D’autre part, au-delà du point de vue utilitaire, le confort des machines ne vous pousse pas du tout à vous améliorer. Nietzsche a écrit son texte il y a 150 ans, avant l’industrie, les voitures, les ordinateurs et bien avant les réseaux sociaux, et c’est plus vrai que jamais aujourd’hui.
Quant au lien qui existe entre cette citation et la musique électronique, je pense que la musique électronique n’est qu’une des bandes-son qui reflètent notre monde technologique actuel. Comme disait Throbbing Gristle « Industrial music for industrial people », on peut dire « Technological music for technological people ».
– Pour l’enregistrement de cet album, c’est la première fois que vous travailliez avec des samples. Avez-vous aimé l’expérience ou préférez-vous les vrais instruments ?
– Mathieu : oh oui, c’est cool de bosser avec des samples. Dans notre cas, jouer avec un synthétiseur ou un sampler est à peu près la même expérience : on alimente la machine avec des oscillateurs ou du matériel précédemment enregistré, on tourne les boutons et on appuie sur les touches jusqu’à ce que le son nous plaise.
– Vous avez cité comme source d’inspiration de vos textes Breton, Öktem et Khayyam… Que recherchez-vous dans vos paroles ? Est-il possible de danser et de penser en même temps ?
– Volkan : Ce sont des poètes que nous lisons et admirons beaucoup. Nos paroles sont en fait des bouts de texte que nous récupérerons de leurs œuvres. Plus que la signification, on recherche l’impact que les mots ont dans une chanson. Pour moi, la danse est un moyen de libérer notre corps, notre esprit, elle est universelle et peut rassembler des personnes qui pensent différemment.
– Mathieu : Oui, Leroy Se Meurt est une question de sons, pas de paroles. Utiliser des petits bouts de poème permet d’obtenir des mots qui sonnent bien sans signification.
– Dans votre nouvel EP, Mathieu a dit qu’il voulait ajouter des éléments d’acid, même si je dirais qu’on retrouvait déjà un peu de ce genre dans votre EP précédent. Comment considérez-vous l’acid dans notre décennie ?
– Mathieu : C’est une question difficile, j’ai découvert l’acid il y a quelques années et je n’écoute que certaines parties de cet immense mouvement musical. J’aime beaucoup le fait que presque tout ce qui est considéré comme de l’acid vénère la TB303, mais ma culture n’est pas suffisante pour me permettre de juger ce que désormais nous appelons acid.
– Vous avez collaboré au récent hommage à Absolute Body Control réalisé par Oráculo Record avec une chanson. Pourquoi l’avoir choisie ? Je suppose que vous allez essayer de les voir en concert à l’Ombra ?
– Mathieu : Oui, c’était une belle expérience ! Nico (d’Oráculo Record) nous a demandé quel titre nous voulions reprendre, mais nos préférés étaient déjà pris par d’autres artistes. Il nous a donc proposé « Into The Light », de leur album de 2010. C’était un bon choix, nous avons vraiment aimé l’idée et le résultat.
– Volkan : Oui ! On est impatients de les voir en concert et de les rencontrer. Lors de la dernière édition de l’Ombra, on a eu la chance de voir Dirk Ivens avec son projet Dive. C’était incroyable !
– Avez-vous écouté le dernier album de HIV+ ? C’est un hommage à Artaud, un artiste que vous avez cité dans certaines de vos interviews.
– Mathieu : Oui ! Carrément ! Dès que j’ai entendu parler de ce disque, j’ai contacté Pedro (l’homme derrière HIV+) pour lui demander si je pouvais jouer un titre dans une émission de radio mensuelle que j’anime avec un ami à Paris. J’ai fait passer « Amour », sur laquelle participe Marc Hurtado. C’était le premier titre que j’ai écouté et c’est aussi celui je préfère maintenant que je connais bien le disque. C’est vraiment un super album, je suis sûr qu’Artaud aurait été fier.
Parmi vos influences, vous avez cité Le Syndicat Electronique. Qu’aimez-vous de ce légendaire groupe français ?
– Volkan : Le Syndicat Electronique et son label Invasion Planet sont effectivement une grande source d’inspiration. Grâce à lui, on s’est rendu compte que la musique électronique peut avoir beaucoup de pouvoir.
– Mathieu : Oui, c’est un artiste qui m’a donné l’envie de produire de la musique. Son style est assez simple, répétitif et minimaliste, mais le résultat est super puissant et hypnotique. Leroy Se Meurt ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui sans le travail préalable de pionniers comme lui.
– Quels sont les nouveaux groupes EBM que vous aimez ?
– Volkan : Je ne sais pas si nous pouvons le qualifier d’EBM, mais on adore beaucoup Cardinal and Nun, surtout sa dernière sortie est complètement démente !
– Mathieu : Oui, ce n’est pas l’EBM typique auquel on pense, mais j’ai récemment vu ce disque dans la section « Industrial/EBM » de mon magasin de disques.
Sinon, les artistes EBM que je joue souvent sont : Kluentah, Volition Immanente, Kris Baha, Arabian Panther, Identified Patient, En Direct, Boris Barksdale, Maenad Veyl, Youth Code.
– Dans une interview, vous avez avoué aimer le black metal. Selon vous, quels sont les points communs entre un genre comme celui-ci et votre musique ?
– Mathieu : Sur le plan sonore, on n’a pas vraiment de points communs, mais on vient tous deux du punk et on partage certaines valeurs communes : l’envie de créer de la musique même si l’on n’y connaît pas grand-chose, le côté DIY, et un goût pour la musique simple, sombre et répétitive.
– Mathieu, tu as dit dans une interview que dans la musique, tu aimes la lourdeur et la répétition, et que tu recherches le châtiment. À tes yeux, la musique est-elle le moyen ultime de domination ?
– Mathieu : Oui, le châtiment par la musique est parfois une expérience puissante. Le moyen ultime de domination ? Certainement pas : le bondage, la pression sociale ou le fait de travailler dans une usine 8 heures par jour me semble bien plus ultime qu’une rave. Disons qu’il peut se situer au carrefour de l’art, de la fête et du châtiment, et qu’il peut être un moyen de profiter de l’inconfort.
– Volkan, que pensez-vous de la scène gothique turque ? À présent, elle comporte quelques bons groupes comme Ductape, Affet Robot, Rain to Rust ou She Past Away.
– Volkan : Dans les années 80 et en comparaison avec la Grèce, la Turquie est passée à côté de toute l’ère du goth et de la darkwave. Aujourd’hui, c’est vraiment cool de voir que des groupes comme She Past Away viennent de là-bas. Leur musique et leurs paroles donnent une autre façon de penser qui parle à une partie de la jeunesse turque. Finalement, une nouvelle scène a été créée.
– Volkan, tu joues aussi dans Hobby, un groupe plus indie pop, non ? Tu peux nous en dire un peu plus ?
– Volkan : Hobby est un projet très différent de Leroy Se Meurt. J’écris les chansons, je chante et je joue de la guitare. Nous avons sorti un EP l’année dernière sur deux labels : Hidden Bay Records et rds rec. Hambourg.
J’aime avoir des projets différents. Dernièrement, j’ai commencé un projet de bossa nova low-fi avec un ami. C’est toujours une tout autre dynamique et une façon différente de jouer de la musique. J’apprends beaucoup !
– Volkan, as-tu également enregistré un album intitulé Rulo ? Et faisais-tu partie du groupe de jazz Islak Köpek ?
En fait, ce n’est pas moi ! Ha ha.
C’est un musicien qui a le même prénom et le même nom que moi. J’ai remarqué qu’il jouait dans le groupe de jazz Islak Köpek lorsque j’ai vu une vidéo où une célèbre actrice turque, Serra Yilmaz (que j’adore), figurait dans l’un de leurs spectacles.
– Comment va se dérouler votre concert à l’Ombra ?
On est super contents d’être de retour sur scène, surtout sur une scène aussi géniale ! On jouera un set assez brut comprenant quelques nouveaux morceaux de notre premier album encore en cours de réalisation !