Mark E Moon, de l’Île de Man, est le nouveau projet de musique dystopique post-punk wave de deux musiciens vétérans qui méritent clairement d’être un peu plus célèbres. Il y a quelques mois, ils ont sorti leur premier album, le fantastique Refer, et nous les verrons en concert au W-Fest, le 21 mai. Laissons-nous emporter par l’entropie.
—Pourquoi avez-vous choisi le nom de Mark E Moon pour le groupe ? Est-ce un jeu de mots en rapport avec le titre du plus célèbre LP de Television ?
—Mark : (rires) Oui. Mais également un petit clin d’œil à Mark E Smith, de The Fall.
—Le site web de Cold Transmission indique que vous vous êtes rencontrés tous les deux il y a 30 ans. Comment et où s’est produite cette rencontre ?
—Phil : Sincèrement, je n’arrive pas à me rappeler quand on s’est rencontrés pour la première fois. C’était probablement chez Bushy, un pub où on avait tous les deux l’habitude d’aller boire un verre. Ça date de vieux. On était plus jeunes, et plus minces.
—Mark E Moon est le premier groupe venant de l’Île de Man que j’ai l’occasion d’interviewer. C’est comment d’avoir un groupe là-bas ? La densité de population est plutôt faible, ce doit être un endroit agréable et tranquille pour vivre.
—Phil : C’est tranquille, oui, mais ce n’est pas toujours une bonne chose. Parfois ça l’est, mais parfois on a envie d’un peu plus d’animation… On peut dire que je ne suis pas très fan de l’endroit.
—Phil, tu as d’abord joué avec Suicide Highlife (qui n’a sorti qu’un EP en 1988) et avec Colon (avec un 12″ en 1990 et une John Peel session). Peux-tu nous en dire plus sur ces deux groupes ?
—Phil : Suicide Highlife était un groupe indé quand le mot « indépendant » signifiait encore quelque chose. On était largement influencés par les Wedding Present, les McKenzies, The Room, tous ces groupes de l’après C86. Je n’étais pas encore vraiment guitariste quand le groupe s’est formé, du coup j’ai dû apprendre rapidement vu que les autres membres étaient de bien meilleurs musiciens que moi. On a fait en sorte d’avoir quelques chansons enregistrées sous la forme d’une démo ou je ne sais quoi – tout comme le 12″, du coup, c’est sympa que les gens puissent entendre à quoi notre style ressemblait. Les live étaient frénétiques, tous joués à 100 à l’heure. Vous pouvez trouver certains de nos trucs sur notre Bandcamp.
Colon est arrivé après Suicide Highlife. J’ai créé le groupe avec Selwyn, le guitariste de SH, car on en avait tous les deux par-dessus la tête des batteurs. On a commencé à écouter Big Black et Sonic Youth, et on a pensé « Et si on faisait un truc du genre ! ». Alors on a commencé en faisant des bruits horribles avec notre pote Colin. Un peu plus tard, Smizz a rejoint le groupe et on est complètement parti du côté obscur, avec des explosions de bruits, atonaux et fous. Les gens se sont toujours demandé pourquoi on était à ce point en colère, mais en réalité nous, on s’éclatait, tout simplement. La Peel session fût une incroyable expérience, et je la chérirai toujours. J’en ai mis une version, de qualité vraiment moyenne, sur Soundclound.
—Je suppose qu’en vous interviewant tous les deux, on peut se faire une assez bonne idée d’à quoi pouvait ressembler la scène underground de l’Île de Man. Après ces deux groupes, toi, Phil, tu as formé le groupe Tea dans les années 90, puis Phil Reynolds and the Dearly Departed il y a environ 10 ans. Encore une fois, peux-tu nous en dire plus sur ces groupes ?
—Phil : Tea a suivi un chemin assez similaire à celui de MEM en fait, dans le sens où je faisais de la musique dans ma chambre avec un pote, Pete. Ulrich Hoffmann, un allemand, un mec adorable qui gère le merveilleux label A Turntable Friend, nous a choisis et encouragés. On a sorti deux EP dans les années 90 avant que le label ne fasse faillite, et ensuite, quand Uli a ressuscité le label il y a deux ans, il a sorti notre album inédit, ce qui était vraiment formidable de sa part. On était un véritable exemple d’ambition primant sur la capacité. L’album est une collection schizophrénique de toutes sortes de choses. Vous pouvez le trouver ici sur Bandcamp.
Phil & The Deas est né parce que, pour la première fois de ma vie, j’avais commencé à écrire des chansons entières. C’est tout simplement parti de là. Ça fait un moment que je n’ai rien écrit, car Mark E Moon occupe la plupart de mon temps actuellement, mais je suis sûr qu’il y aura encore beaucoup plus de choses à venir quand le moment sera venu.
—De son côté, Mark a créé les groupes Circus WorlD (avec 3 EP sortis il y a deux ans), Bikini Conflict Rumour (je n’ai rien trouvé sur le groupe) et le groupe punk Poison Hearts (qui a pris fin en 2016). C’est ton tour maintenant de nous dire quelques mots à propos de ces groupes.
—Mark : Si je m’en souviens bien, Circus WorlD a été formé en 1998 à partir des cendres du groupe de « cover » Dis:enchanted. On a tourné avec pas mal de monde, mais le noyau du groupe a toujours été constitué de Mikie Daugherty et moi-même. Circus WorlD est un groupe de dark rock alternatif, mais il est en pause actuellement. Pour autant, on a un album sous le coude, qu’on sortira peut-être l’année prochaine. (en attendant, voici la vidéo)
Bikini Conflict Rumour était un projet d’art rock de courte durée (environ un an et demi), créé par moi-même en tant que guitariste principal, Steve Halsall (qui était guitare rythmique dans Circus WorlD et qui plus tard a rejoint Poison Hearts) au chant et à la guitare rythmique, Matt Gell (le batteur de Circus WorlD) à la batterie, et Paul « Whishy » Williamson à la basse. Il y a probablement encore des titres qui traînent sur MySpace (rires). Poison Hearts était un groupe rock’n’roll punk et j’en étais le chanteur. Il y a eu deux formations de Poison Hearts, et j’ai adoré les deux, mais on a sorti qu’un seul album, c’est dommage.
—Comment avez-vous signé chez Cold Transmission Music ? Je viens de voir qu’ils avaient sorti un album d’un groupe originaire de Madrid appelé DILK, et ils travaillent aussi avec Elz and the Cult, un groupe que j’aimerais également interviewer.
—Mark : J’ai envoyé à Cold Transmission deux chansons de mon autre groupe actuel, Slow Decay. La réponse à cet e-mail est arrivée, ce qui fût une bonne surprise : CT nous a dit que Slow Decay n’était pas ce qu’ils recherchaient pour le moment, ce qui fût un peu décevant, mais ils ont demandé si Mark E Moon aimerait travailler avec eux, ce qui fût incroyable.
—J’ai vu quelques photos de l’équipement utilisé par le groupe. Quels synthés avez-vous utilisés lors de l’enregistrement de Refer ?
—Phil : Pour être honnête, Refer a été enregistré en tant que démo, du coup pendant qu’on le faisait, on se ne souciait pas vraiment d’utiliser de vrais synthés ou autre chose – ça veut dire qu’il n’y a pas grand-chose d’intéressant en termes de matériel. Les percussions viennent quasiment toutes de Superior Drummer 3 ou de « Drumbox », la bibliothèque incroyable de Hollow Sun pour Kontakt. Les synthés principaux, qui étaient quasiment tous des instruments virtuels, étaient le Polymoog de XILS Labs et l’absolument génial ANA2 de Sonic Academy, le meilleur synthé virtuel que je n’ai jamais entendu. Il y a un très beau grand piano, un Bechstein, sur « Hollow Eyes », et à part cela je pense que le seul synthé qu’on utilisait était mon vieux Casio CT202, qui fait quelques apparitions. Le prochain album sera différent cependant. On a déjà acheté un tas de nouveaux synthés à utiliser et je prévois d’en acheter d’autres. Behringer me fait dépenser plein d’argent ! On a déjà acheté un Odyssey, un K2 et un Korg Monologue. Les prochains sur la liste sont un Behringer Pro 1, un Cat et j’espère un Poly D. Mark apporte également son Casio CZ3000 au studio afin que ça devienne l’un de nos principaux synthés polyphoniques en même temps que l’incroyable Yamaha CS1x que m’avait donné un ami et qui fait une imitation parfaite de Polymoog, (j’ai eu l’habitude d’avoir un Polymoog, du coup je sais de quoi je parle). J’ai aussi sorti mon Korg Poly 800 du grenier ainsi qu’une collection en pleine expansion d’horribles claviers Casio des années 80.
—Le groupe s’inspire beaucoup de ceux de la fin des années 70, début des années 80, tels que The Sisters of Mercy, Joy Division et The Chameleons. Qu’est-ce que vous aimez de cette période qui a vu naitre tant de grands groupes ?
—Phil : je pense que la réponse est dans la question. Pour moi, c’est tout simplement que c’étaient des putains de super groupes ! Ils aspiraient à quelque chose de plus grand que ce que le monde attendait qu’ils soient. On peut ajouter des groupes comme les Wild Swans, Ultravox et Simple Minds sur cette liste, il y avait presque comme un romantisme désespéré dans ce qu’ils faisaient.
—Mark : La musique écrite à ce moment-là était géniale. J’ai passé la plupart de mes années de formation à écouter des groupes de cette période.
—Pouvez-vous nous donner des détails à propos de l’enregistrement de l’album ?
—Phil : Il n’y a pas vraiment de processus mûrement réfléchi – Mark vient avec les idées, on les décortique, ensuite j’essaye un peu de les concrétiser. C’est vraiment facile, tout coule de source et on a besoin de ne penser à rien. On connaît les points forts et les faiblesses de chacun, et on sait qu’on se complète l’un l’autre – ce qui amène MEM à être simplement l’un des projets les plus amusants et agréables auxquels j’ai participé. Et c’est comme ça que l’album est né, juste deux vieux potes qui s’amusent.
—Le premier vidéo clip de l’album était pour la chanson « Into the Arms of Entropy », et vous avez dit qu’il avait été réalisé sans budget. Pouvez-vous nous raconter comment s’est passé l’enregistrement ?
—Phil : C’est un secret, mais en fait, il existe deux versions du clip. La première a été faite après avoir bu « un verre ou deux » le soir où on a signé le contrat avec CT. C’était insortable, mais les idées étaient bonnes, du coup on a pensé qu’on devrait réessayer. En fait, on a utilisé un ou deux plans de la première version dans celle qui est sortie, mais pas plus. Ça a été filmé par ma femme dans notre salon.
—Le groupe joue de la « musique dystopique post-punk wave ». Vous pensez que l’Humanité se dirige vers un futur dystopique ?
—Phil : Sans équivoque, oui. L’idiotie folle comme le Brexit et l’Amérique de Trump me fait dire que le monde est en train de devenir plus intolérant et moins intelligent. Je déteste ça. J’ai grandi dans les années 80 avec le sentiment que tout n’était pas parfait, mais qu’on commençait à régler les choses. Aujourd’hui, on vit dans un monde de stupidité et de haine, où l’ignorance prime sur l’empathie, et c’est une putain d’horreur. Mon petit-fils a 5 mois, et c’est le plus beau, le plus joyeux des enfants, et moi je me dis : « Quelle sorte de putain de monde atroce je lui laisse ? Comment j’ai pu échouer si profondément ? » C’est horrible, et je n’arrive pas à me dire que ça va s’améliorer.
—Où avez-vous trouvé l’inspiration pour « Electronic », une chanson qui parle des relations entre les cam girls et ceux qui les regardent ? Je crois que c’est un sujet qui n’a jamais été abordé dans le rock auparavant.
—Mark : Honnêtement, je ne crois pas que j’y ai pensé de manière très consciente. C’était juste une idée qui m’est venue à l’esprit. Qui, dans ces « relations », a l’argent, qui a le pouvoir. La réponse n’est pas si simple, ni si évidente.
—Je suppose que la chanson « Delta of Venus » est une référence à Anaïs Nin. Son travail présente beaucoup d’approches différentes à propos des relations sexuelles. La littérature est-elle une source d’inspiration importante pour les paroles ?
—Mark : directement ou indirectement, la littérature a influencé beaucoup de chansons de Refer. Depuis le titre « Time Enough for Love » (à mon avis le meilleur travail de Robert Heinlein) au contenu thématique de « Delta of Venus », ou en encore le remaniement moderne de la mort d’Ophélie dans Hamlet (« Amanda »).
—Le plus long titre de l’album, l’épique « Abandon », atteint les 10 minutes 29 secondes. Beaucoup de fans considèrent qu’il s’agit du meilleur. Pouvez-vous nous raconter un peu comment il a été écrit ? É tait-il censé être aussi long ?
—Mark : Quand j’écris des chansons, je les laisse aller jusqu’à ce qu’elles aient raconté « toute l’histoire ». « Abandon » est simplement une histoire plus longue que les autres pistes de l’album. À l’origine, elle avait été écrite pour Slow Decay mais elle n’a jamais été jouée par le groupe.
—La dernière chanson, « Strange Fruit », m’a fait penser à Billie Holiday. Vous pensiez à sa chanson quand vous avez choisi le titre ou c’est juste une coïncidence ?
—Mark : c’est définitivement une référence à la chanson de Billie Holiday. L’histoire des « fruits étranges suspendus aux arbres » (« Strange fruits hanging from the trees ») relatait la suite de l’événement et la réaction de ceux qui sont restés sur place pour y faire face. Elle se déroule à la fin de la guerre civile américaine ou peut-être pendant la reconstruction.
—Phil : Ça sonne terriblement pertinent aujourd’hui. On penche tous les deux plutôt à gauche politiquement, et il faut parfois exprimer clairement et publiquement ses opinions. Ce qu’on fait ces temps-ci devient définitivement plus explicitement politique.
—Vous êtes également tous les deux dans un groupe appelé Slow Decay. Vous pouvez nous en dire plus à ce propos ?
—Mark : Slow Decay est un groupe alternatif de dark, post punk, goth rock, dans lequel je joue à la guitare principale et Phil à la basse. On a sorti un album l’année dernière intitulé Pre-Dawn Light, et qui est disponible en version numérique sur Bandcamp.
—Phil : C’est génial de faire partie de Slow Decay. J’ai fait quelques-uns des meilleurs concerts de ma vie avec ce groupe, et cela m’a aidé à me remettre à niveau à la basse.
—Kieran Ball est le nouveau membre du groupe, n’est-ce pas ? Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur lui ? Phil, tu as déjà collaboré avec lui avec le groupe Postcode, non ?
—Phil : j’ai rencontré Kieran le soir où il croyait que son concert était si mauvais qu’il voulait abandonner la musique. Ma femme, Marie, lui a demandé de rejoindre Postcode et on est devenu de très bons amis. Encore plus que ça même. Je le vois comme mon petit frère, encore plus talentueux. Il est l’une des personnes les plus exceptionnelles que je n’ai jamais rencontrées. Et il est plus petit que moi, à l’inverse de la plupart des gens.
—Quels sont les projets du groupe pour 2020 (mis à part le concert au W-Fest, ça sera la dernière question) ?
—Mark : On est en train d’enregistrer des démos pour notre prochain album, qui sortira chez Cold Transmission cette année. La majeure partie de l’album est déjà écrite, on doit juste réduire le nombre de chansons à environ 8 et nous concentrer sur leur production au mieux de nos capacités.
—Phil, tu es bien l’un des patrons de Small Bear Records ? Que peux-tu nous dire sur ce label et ses futures sorties ? Il a déjà produit les premiers albums de Vukovar, un groupe qu’on apprécie vraiment à El Garaje.
—Phil : Vukovar et moi, on a une relation intéressante et intense, c’est le moins que l’on puisse dire… Et je suis sûr qu’ils seraient d’accord avec ça. On les a connus via les Bordellos, le groupe de Dan Shea et sa famille. À l’occasion, Dan était également dans les Longdrone Flowers, dont on a sorti un EP, et qui étaient en substance une très jeune version de Vulkovar. Ils sont venus sur l’Île pour enregistrer « Emperor » (dans lequel Mark fait une apparition) et ensuite, je crois, les quatre autres albums, tous contenant des degrés différents et variés de folie absolue. C’est une sacrée expérience, ça, c’est sûr, et je pense que nous nous encourageons mutuellement dans nos efforts créatifs, bien que ce ne soit pas toujours chose facile. J’aime à penser que les disques qu’on a faits ensemble parlent d’eux-mêmes, depuis Emperor en passant par Cremator. Je ne pense qu’à un seul groupe ayant été capable de marier à la fois transgression et beauté dans le même style que Vukovar, et c’est Cindytalk.
—Que peut-on attendre de votre futur concert au W-Fest ? Vous avez également joué lors de la soirée d’annonce finale. On n’a pas pu y assister, vu qu’on vit en Espagne, c’était comment ? C’était votre premier concert ?
—Phil : En effet. Et c’était terrifiant ! On était en configuration très réduite question équipement, à cause des restrictions de bagages, mais on s’en est sorti. On s’est amusés, on s’est bien débrouillés et on a été très bien accompagnés par la suite. En plus, on a pu passer du temps avec Andreas & Suzy Hermann, qui dirigent Cold Transmission, ce qui fut fantastique. On espère pouvoir faire un peu plus le show lors du W-Fest : je jouerai plus de basse, plutôt que d’avoir à fixer avec terreur un petit synthé, et Kieran sera à la guitare et aux claviers, tandis que Mark laissera peut-être juste aller ses doigts. On espère avoir Marie pour chanter avec nous en tant que chanteuse invitée et on travaille sur des projections. Bien plus qu’un spectacle de rock et une performance !
Traduction : Emmanuelle Ambert
Photos : Patrice Hoerner