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Carles Benavent : la réinvention de la basse

par François Zappa

Avec Jorge Pardo, Carles Benavent est l’autre grande figure du jazz flamenco. Il a survécu au jazz rock des années 1970, s’est distingué des autres super groupes espagnols des années 1980 et a donné une touche personnelle aux disques de Chick Corea, de Paco de Lucía et de Camarón. Il a également enregistré certains des meilleurs disques d’Espagne. Ce musicien avide de connaissances, adorant jouer en direct, donnera certainement un concert bientôt dans votre ville. Carles Benavent : des émotions à l’état pur. 

–Après quelques années passées dans le groupe Máquina!, que nous pourrions définir comme rock progressif, vous avez fait partie de Música Urbana avec Joan Albert Amargós. 

–Avec Música Urbana, nous avons sorti deux disques : le premier homonyme en 1976 et le deuxième, appelé Iberia, quelques années plus tard. Ça a été mon master class, comme si j’avais étudié à l’étranger. À cette époque, Berkley n’existait pas encore, et il n’était pas possible d’étudier ce genre de choses car il n’y avait pas d’école pour ça. On pouvait seulement étudier la musique classique, ce que j’ai fait pendant deux ou trois ans, mais tout le reste, on devait les apprendre par soi-même. Il fallait acheter les disques et préparer la musique. Música Urbana a été comme mon école et Amargós, ma source de motivation. Il m’a préparé pour ce qui allait arriver par la suite. Quand j’ai commencé à jouer avec Paco de Lucía, je dois avouer que le fait d’avoir été avec Amargós m’a beaucoup aidé.

–À part ces deux disques, vous avez aussi fait une musique de film, n’est-ce pas ? 

–Oui, nous nous sommes chargé de la musique de Tatuaje de Bigas Lunas. Elle a été entièrement composée par Amargós et nous en avons été les interprètes. Ça a été une belle expérience, nous avons enregistré tous ensemble dans le studio, de façon assez atypique. Nous ne l’avons pas fait en voyant le film. Nous avons conçu la musique comme s’il s’agissait d’un disque et nous l’avons ensuite adaptée au film.

–Vous avez enregistré pour la maison de disques Zeleste. On a pour habitude de vous citer, ainsi que d’autres groupes, comme Secta Sónica ou Barcelona Traction, lorsqu’on parle de cette maison de disques. Comment était la Barcelone de cette époque ? 

–Je me souviens qu’il y avait beaucoup d’émotions, quelque chose se passait. Les gens désiraient expérimenter, découvrir de nouvelles choses : c’était une époque très créative. La ville n’organisait pas autant de concerts et autres activités comme maintenant, mais une force et un intérêt étaient présents.

–On dit que Música Urbana faisait du jazz rock méditerranéen avec une touche andalouse. Que pensez-vous de cette définition ? 

–Je suis d’accord. Dans Música Urbana, j’ai commencé à jour des mélodies espagnoles. Puis, par curiosité, nous avons commencé à chercher notre inspiration dans notre environnement le plus proche : la Méditerranée. Amargós s’est acheté une mandoline. Nous avions également envie de nous rapprocher du plus proche, et non pas des États-Unis, qui étaient la chose typique à l’époque.

–Quelles étaient vos influences à ce moment ?

–Quand j’ai commencé, j’écoutais beaucoup Jimi Hendrix, Cream, Jack Bruce, Chick Corea, Stanley Clarke, Jaco Pastorius… Quand Jaco a fait son apparition, il a été une révélation pour beaucoup de musiciens. En tant que bassiste, je me suis particulièrement intéressé à lui, mais j’écoutais plus souvent des guitaristes. Quand j’ai commencé le flamenco, j’ai essayé d’être une prolongation de la guitare de Paco

–À la fin des années 1970, vous faites partie de diverses formations de jazz, et pour l’une d’elles, vous jouez avec Tito Duarte, Kitflus… 

–Ah oui, ça a été une sacrée histoire à Madrid. Nous avons joué un mois avec ce groupe. À cette époque, il y avait beaucoup d’énergie, on devait tout faire soi-même. Je devais acheter des disques en Andorre. On ne trouvait rien ici.

–Vous avez également fait partie du super groupe Puente Aéreo, où vous avez joué avec certains musiciens qui par la suite, allaient vous accompagner pendant toute votre carrière, comme Jorge Pardo ou Rubem Dantas. 

–C’est Pedro Ruy-Blas qui m’a fait cette proposition. Nous avons donné quelques concerts, mais il était difficile et coûteux de faire se déplacer autant de personnes. Ça demande de l’organisation et notre groupe était peu commercial. On était comme un big band, composé de quatre cuivres, de deux claviers, d’une batterie, de percussions, d’une basse et d’une guitare.

–Dans les années 1980, vous entrez dans le groupe de Paco de Lucía. Vous commencez à collaborer avec lui et avec Camarón. Racontez-nous votre expérience avec Paco de Lucía. 

–À part Máquina et Música Urbana, ça a été l’une des choses les plus importantes de ma vie. Avec Paco, j’ai trouvé ma voie. Je l’ai senti dès que je me suis assis à ses côtés. Travailler avec Paco de Lucía, c’est apprendre. Outre les tournées, j’ai enregistré cinq disques avec lui et quatre avec Camarón.

–Comment introduisez-vous la basse dans le flamenco ? 

–Au début, j’étais comme un intrus, à l’instar de Jorge Pardo. Tout ce qui n’était pas guitare, claquement de main ou cajón semblait bizarre. J’ai essayé d’évoluer aux côtés de la guitare, de sortir du rôle de la basse, de me rapprocher de la guitare, de la doubler et de chanter. Je voulais que la basse soit beaucoup plus qu’une basse.

Vous avez aussi enregistré avec Chick Corea à plusieurs occasions. Dans les années 1980, vous avez participé à des disques comme Touchstone ou Again and Again et, dernièrement, on a également pu vous écouter dans Rhumba Flamenco et Ultimate Adventure

–Lors d’une tournée avec Paco au Japon, j’ai rencontré Chick Corea. Il s’est intéressé à moi, a appelé Paco et lui a demandé si je pouvais travailler avec lui. À cette époque, Paco était en tournée avec Al Di Meola, et lui a dit qu’il était d’accord. Chick m’a appelé chez moi, imaginez la joie que j’ai ressentie. Je n’en crois toujours pas mes oreilles. J’ai eu beaucoup de chance dans la vie et j’ai su en profiter. On doit se tenir prêt pour saisir les occasions. Être capable de réaliser une tâche supérieure à ce que l’on sait faire nous permet de progresser.

–À cette époque, vous commencez à jouer très souvent avec Jorge Pardo. Vous avez joué ensemble à d’innombrables occasions et collaboré lors de l’enregistrement de vos disques en solitaire. 

–Nous sommes comme des frères. Nous avons passé beaucoup d’années ensemble. Parfois, les gens nous déconcertent.

–En 1983, vous vous décidez enfin à sortir votre premier disque. 

–Après la première tournée avec Chick Corea, Mario Pacheco m’a dit : nous devons faire un disque avec des basses comme instrument. Ça a été le commencement de Nuevos Medios. Le premier disque qu’ils ont sorti a été le mien, puis celui d’Habichuela a suivi. Je m’en rappelle comme s’il s’agissait de mon premier fils.

–Quelques années plus tard, en 1985, vous publiez un disque avec Joan Albert Amargós, votre compagnon dans Música Urbana, appelé Dos de copas. Six ans plus tard, vous faites de même avec Colors. Comment s’est passée cette reprise avec lui ? 

–C’était comme être de nouveau dans Música Urbana, comme être en famille. C’est moi qui me suis le plus impliqué, car, quand on propose de travailler sur un projet à soi, on se doit de composer. Petit à petit, on grandit. Ça a été le début de mon répertoire. Ces disques m’ont obligé à le créer et à commencer à préparer des thèmes pour le disque suivant, quand j’en terminais un.

–En 1989, vous participez à un autre projet, Flamenco Fusión. 

–Ce projet a été court, il a duré un an et nous avons fait seulement quelques concerts. Nous avons également joué à New York avec Paquito de Rivera.

–En 1990, vous jouez pour la télévision suisse avec Jorge Pardo, Don Alias, Alex Acuña et Gil Goldstein. Après ce concert, la formation perdurera pendant quelques concerts et enregistrera un disque pour le Blue Note. Votre relation avec Goldstein a duré jusqu’à aujourd’hui. 

Gil Goldstein est devenu comme un cousin, un ami très proche. Depuis que nous avons commencé à collaborer, il a travaillé avec moi sur presque tous mes disques, « Agüita que corre », « Aigua » et « Fénix.

–Autre moment important pour vous : lors de l’hommage à Gil Evans, en 1991, vous avez joué avec Miles Davis. 

–J’ai joué seulement deux chansons, mais ça a été comme dans un rêve. Quincy Jones dirigeait et Miles Davis se tenait à deux mètres. Parfois, je crois l’avoir rêvé, je n’en reviens toujours pas. On me l’a présenté. C’était une idole. Quand il est entré dans la salle de répétition, tout l’orchestre s’est tu. Un silence absolu régnait. Comme si Camarón était rentré dans la salle Candela.

–En 1992, le disque Jazzpaña paraît. Il est dirigé par Vince Mendoza. Divers artistes y participent, comme Al Di Meola, Michael Brecker, Jorge Pardo et Rubem Dantas entre autres. Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ? 

–Il y a eu deux Jazzpaña. Le premier a été enregistré avec un big band. Cela avait plus d’intérêt pour moi car c’était une expérience nouvelle. Ce travail a eu un coût plus élevé et les arrangeurs étaient très doués. Curieusement, nous étions en train de travailler sur une reprise de « Soy Gitano » de Camarón le jour où il est mort. On enregistrait les basses quand Teddy Bautista nous a appelés pour nous annoncer qu’il venait de mourir. Nous avons dû nous arrêter.

–Après un accident de voiture en 1995, vous arrêtez de jouer pendant quelque temps. Un an plus tard, vous sortez « Fénix », votre cinquième disque, après « Peaches with Salt » en 1985 et « Agüita que corre » en 1995. Ce disque a-t-il quelque chose de spécial ? 

–Il sonne comme s’il avait été enregistré par un groupe, comme le dernier que j’ai fait. Nous l’avons réalisé en quatre ou cinq jours. Les Américains arrivaient et on devait l’enregistrer rapidement. Mes autres disques sonnent comme des collaborations, des duos, des trios, etc.

–Parmi les trios se démarque celui que vous avez formé avec Tino Di Geraldo et Jorge Pardo, avec qui vous avez enregistré le célèbre Concierto de Sevilla en direct en 1999. Il y a peu, vous avez sorti un nouveau disque appelé Sin precedentes, assez bien reçu par la presse. 

–Le disque Concierto de Sevilla est un direct né d’une anecdote : lors d’un concert, ni le chanteur de flamenco ni le guitariste ne se sont présentés, et nous avons dû jouer en trio. Comme ça nous a plu, nous avons continué ainsi. Cette formation en trio me paraît très intéressante.

–En 2003, vous avez joué avec une autre légende du jazz, Pat Metheny. Que pouvez-vous nous dire de cette expérience ? 

–Elle a duré un jour seulement, lors du festival de Victoria. Il joue beaucoup, voire trop. Il met en musique une quantité impressionnante d’histoires, on dirait qu’il est hyperactif. Son concert a duré quatre heures environ. Au début, il était tout seul, ensuite avec un groupe de jazz, puis avec nous et enfin, avec Kepa Junkera à l’accordéon. Et lui n’arrêtait pas.

Votre dernier disque s’appelle Quartet. Renferme-t-il quelque nouveauté ? 

–J’y ai utilisé un instrument appelé le hang, qui ressemble au steel drum. Il m’était donc familier, mais il est diatonique, et non chromatique, et dispose seulement de huit notes. J’ai adapté mes musiques, j’en ai même écrit une pensée pour cet instrument. Jordi Bonnel, qui jouait dans Música Urbana, Jorge Pardo et Ravid Goldschmidt y participent.

–Selon vous, quels sont les musiciens espagnols qui vous ont le plus marqué ?

–Camarón, Paco de Lucía et Amargós. Ils ont influencé ma façon de jouer.

–Depuis quelque temps, vous jouez avec votre propre basse, n’est-ce pas ?

–J’en ai deux, j’ai fait appel à un luthier. C’est comme aller chez le tailleur au lieu d’aller à la boutique de prêt-à-porter. Il conçoit votre costume sur mesure. On s’habitue à ça. Je ne veux pas acheter de basse toute faite, je veux les concevoir. Mes basses sont caractérisées par le poids. J’aime qu’elles soient légères, les frets sont comme ceux d’une mandoline, les cordes sont très ajustées parce que je joue avec un médiator… Ce sont des détails qui s’affinent au fur et à mesure.

–Pensez-vous que le secteur des concerts soit en crise, comme semble l’être le reste de l’industrie discographique ? 

–Les concerts connaissent une très bonne époque, les gens ont besoin d’émotions. Ce secteur n’est pas en crise et, je dirai même plus, il fonctionne mieux que jamais. J’aime beaucoup jouer en direct et improviser. Je dirais que cela représente 50 % de ma musique. Cependant, j’aime aussi composer.

–Êtes-vous satisfait de la répercussion qu’a votre musique en Espagne ? 

–C’est une chose qui n’est pas évidente à savoir. L’important, c’est de bien le faire, pour moi et pour les gens qui aiment ce que je fais.

–Que pouvons-nous attendre du futur de Carles Benavent ? 

–Qui sait, j’ai toujours énormément envie de jouer et de composer. Seul l’avenir nous le dira.

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