Pro Patria est une autre légende belge de l’EBM qui a fait un grand retour spectaculaire en 2017, aussi bien sur scène qu’en studio, après une parenthèse de vingt ans. On ne sait pas quand on pourra de nouveau assister à l’un de leurs concerts, mais il est certain que leur nouvelle œuvre, Godless, va être l’un des disques qui tourneront le plus sur nos platines les prochains mois. On a parlé avec Peter Vercauteren, alma mater du groupe, à propos du passé et de l’avenir d’une formation qui aurait dû avoir plus de chance. EBM : ad infinitum.
—Selon Discogs, tu as fondé ton propre label PVC Productions en 1986 pour distribuer tes albums et ceux de 7th Avenue Revenge. C’est bien ça ? Tu peux nous parler de 7th Avenue Revenge ?
—Je ne sais pas exactement quand j’ai créé PVC Productions, mais effectivement, ce devait être au tout début. L’idée est venue d’un ami en 1985. Il voulait créer un groupe et avait besoin de quelqu’un capable de jouer du clavier, alors il m’en a parlé. Pour être pris au sérieux, il fallait publier sa musique via une société de production, alors j’ai inventé PVC Productions (j’utilisais déjà PVC comme surnom depuis l’enfance). C’était cool d’avoir ça sur la pochette de nos premières démos. On était un groupe d’adolescents et pour tous ceux qui participaient au projet, c’était simplement une sorte de blague. J’étais le seul à le prendre au sérieux dès le départ, et probablement beaucoup trop au sérieux, dirais-je même plus.
Puis-je te poser une question aussi ? Où est-ce que tu as dégoté le nom de « 7th Avenue Revenge » ? C’était le nom original du groupe, à l’époque où on faisait encore du funk. Ce n’est qu’en 1988 que le fondateur est parti et que j’ai eu les mains libres pour façonner mon propre projet, avec l’aide d’un nouveau chanteur/percussionniste. La musique a complètement changé et même si on a utilisé le nom original du groupe lors de notre premier concert, tout de suite après, on a décidé de nous en débarrasser et de l’améliorer.
—Maintenant tu en parles, je voulais t’interroger sur cette période funk. Tu peux nous en dire plus ? Comment se sont déroulées les premières années de Pro Patria ?
—Oh mon Dieu… Oserais-je le dire ? Oui, l’intention était de faire un groupe dont Nile Rodgers aurait été fier. C’était pas mon choix, que ce soit clair, mais je devais accepter l’idée. En fait, le projet était un peu mort-né, car on n’avait ni guitariste ni bassiste, on avait un batteur, mais pas de batterie, donc la situation s’est corsée. Maintenant que j’y pense, j’allais être le claviériste, mais on n’avait pas non plus de vrai clavier, juste un de ces jouets Casio, et transporter le piano à queue de mon père était bien trop compliqué. Dans ces circonstances, il est devenu facile pour moi de m’approprier le groupe pour le faire suivre mes propres objectifs, lorsque j’ai finalement acheté un clavier et un séquenceur.
—Comment as-tu eu l’idée d’appeler ton groupe Pro Patria ? Est-ce du poème d’Horace ou de celui de Wilfred Owen ? Pourquoi ce nom ?
—J’étais obsédé par le latin à l’époque. Déjà gosse, je voulais tout savoir sur la Rome antique, et ça coulait de source que le nouveau nom du groupe soit aussi latin. J’ignore d’où il vient exactement. Peut-être que c’était Horace, peut-être la chanson de SA42 qui passait en boucle dans ma tête ? Il nous fallait un meilleur nom, un nom accrocheur, un nom dont les gens se souviendraient. Ce que je sais avec certitude, c’est qu’on avait à peine vingt ans et qu’on allait changer le monde, en commençant par changer la nation. Pro Patria semblait être le candidat idéal. C’est seulement après que j’ai réalisé que certaines personnes identifiaient à tort Pro Patria au fascisme, bien que Mussolini ait mal interprété de travers les paroles d’Horace. C’est pourquoi je ne cesse de répéter que les gens devraient lire Wilfred Owen et Horace pour qu’ils sachent que Pro Patria est sarcastique : il est question de vertu, d’avoir un esprit fort et de se dresser contre les caprices d’une foule changeante, plutôt que de suivre quelqu’un d’autre, sans réfléchir.
—Mis à part votre goût pour le latin, selon toi, qu’as-tu de plus en commun avec Signal Aout 42 ?
—C’est une question très difficile. Évidemment je connaissais SA42, surtout pendant la vraie période du New Beat (avant qu’il ne devienne commercial) et malgré le respect et l’admiration que j’ai toujours ressentie pour Jacky Meurisse, je ne peux pas dire qu’il ait eu une grande influence sur ma musique parce que je voulais faire quelque chose de différent.
—Tu as dit que tu avais découvert l’EBM après avoir vu Nitzer EBB en première partie de Depeche Mode ? Pourquoi as-tu pensé que c’était le véhicule idéal pour exprimer tes idées ?
—Ce n’est pas tout à fait correct. J’avais déjà découvert l’EBM quelques années auparavant et j’étais un vrai fan de Front 242 et de Skinny Puppy. Mon idée originale était de créer une sorte de fusion entre la disco hard et électronique de Frankie Goes to Hollywood et Front 242. Voir Nitzer Ebb pour la première fois, en revanche, a été un véritable choc, comme pour presque toutes les personnes qui étaient présentes. Personne n’avait jamais vu ça … la brutalité … le pouvoir de la simplicité pure … des shorts et des bretelles … Ce concert m’a montré la voie dans le sens où j’ai par la suite fait table rase de toutes les influences commerciales pour devenir simplement qui je voulais vraiment être, sans limites, sans compromis.
Malheureusement, il s’est avéré que ce n’était pas le véhicule idéal pour exprimer mes idées, car très vite, la musique électronique comme l’EBM n’a plus intéressé personne.
—Comment s’est passé l’enregistrement de Spasmaticae ? J’ai lu qu’il t’a pris beaucoup longtemps parce que tu essayais d’entrer dans l’armée de l’air. Est-ce toi sur la pochette de Veni Vidi Vici ?
—Oui… c’est moi sur cette pochette, dans un passé très sombre et lointain. Nos premières démos enregistrées à la maison avaient suscité l’intérêt d’une maison de disques. On nous avait dit d’aller enregistrer trois ou quatre chansons dans un studio professionnel et de revenir ensuite négocier un contrat. Malheureusement, le temps en studio était encore plus cher en 1991 qu’il ne l’est aujourd’hui et je venais d’être enrôlé dans l’armée de l’air belge, ce qui signifiait que j’avais uniquement du temps le week-end. Je commençais en fait à craindre que ce ne soit la fin de Pro Patria, jusqu’à ce que je rencontre Marc Schellekens, un ingénieur de studio professionnel. Lui aussi a adoré nos premières démos et on a conclu un accord pour qu’il enregistre cette démo professionnelle pour nous en échange d’une somme modique et d’une partie des droits d’auteur au cas où un vrai label venait à nous découvrir. On a donc enregistré Spasmaticae dans son home studio chaque fois que j’avais du temps libre. Ça nous a pris neuf ou dix mois, car Marc et moi sommes perfectionnistes et que chaque coup de charleston devait avoir exactement le bon panoramique et la bonne vitesse.
—Vu l’intérêt particulier que suscitent tes premiers disques et bien que la plupart des chansons soient parues plus tard dans Quod Erat Demonstrandum, as-tu déjà pensé à rééditer ces albums ? En faire une édition collector ?
—Eh bien, Quod Erat Demonstrandum faisait partie de l’édition collector. On y retrouve le best of de presque dix ans de Pro Patria, avec quelques nouvelles chansons. Par conséquent, je ne vois pas vraiment la nécessité de rééditer les démos précédentes. Cela étant dit, j’ai récemment retrouvé les masters numériques originaux de Spasmaticae et de Veni Vidi Vici. Militaria doit également être enterré dans une vieille boîte et j’ai joué avec l’idée de transférer les trois bandes DAT en .wav, que je pourrais ensuite publier en ligne au lieu des fichiers actuels qui ont tous été extraits d’une cassette audio.
Je préfère garder ces bandes comme un souvenir de l’ancien temps et ne pas les republier. Oui, je suis un artiste (ou du moins j’essaie de l’être) et je ne comprends absolument pas comment gagner de l’argent avec la musique.
—Tu as dit que toutes les compagnies étaient plus techno ou grunge au moment où tu as essayé de sortir ton premier disque. T’es-tu déjà intéressé à l’un de ces styles ?
—Non ! Absolument pas ! J’ai détesté le grunge et tout ce qu’il représentait, principalement parce que le grunge avait détruit mon monde. Après Nirvana, plus personne ne s’intéressait à l’électro/EBM et même les dieux des années 80 comme Front 242, Nitzer Ebb et Frontline Assembly avaient tourné le dos à leurs origines et avaient commencé à faire de la musique d’inspiration grunge ou techno. Même Depeche Mode, le grand pionnier, était devenu un adepte des tendances. Comment l’insignifiant Pro Patria, ou tout autre groupe électro émergent, allait-il jamais susciter l’intérêt dans ces circonstances ? Tu sais, quand on venait d’enregistrer Spasmaticae, je suis retourné voir ce label qui avait failli nous proposer un contrat en 1991, pour découvrir qu’ils n’étaient plus intéressés par l’électro. Les maisons de disques doivent vendre et si les seules choses qui se vendent sont du grunge ou de la techno, c’est ce qu’elles vont produire. Après la faillite de Celtic Circle, j’ai de nouveau fait du porte-à-porte chez toutes les maisons de disques qui auraient pu s’intéresser à nous. On avait en main Quod Erat Demonstrandum, un produit complètement fini, et ils n’avaient même pas à investir dans le temps du studio. Hélas, même le manager du plus grand label indépendant de Belgique nous a dit qu’il aimait beaucoup notre musique, mais qu’on devait faire de la techno, qu’on devait devenir les « Prodigy belges » si on voulait le convaincre de nous proposer un contrat !
Cela étant dit, j’ai écouté de la techno à l’époque et j’ai vraiment aimé ce que faisaient Prodigy, LFO et surtout Richard James, mais ce n’était pas Pro Patria et ça ne le serait jamais. Encore une fois, je suis un artiste …
—Dans Militaria, on ne retrouve que cinq chansons en raison du coût de production. Tu en avais d’autres sous le coude ?
—Oui, j’en avais beaucoup plus. Par exemple, des chansons qui n’avaient pas convaincu Marc, notre producteur. J’avais déjà créé la base pour d’autres comme « Mind » qui sortirait plus tard sur QED. Au final, le contrat pour Militaria était de cinq chansons, on a dû faire un choix. La seule chanson qui n’aurait pas dû en faire partie était « Discipline ». Marc la détestait, mais pour une raison étrange, j’y étais fortement attaché, alors j’ai insisté. En fin de compte, les voix de cette piste n’ont jamais été enregistrées et la seule chose que Marc était prêt à faire était de changer les sons de batterie en ceux utilisés sur les autres pistes et d’ajouter ce sampler de guitare.
—Dans cet EP, la face B s’appelait « Experimental side ». Jusqu’à quel point l’EBM devrait explorer le côté expérimental de la musique, selon toi ?
—Je pense que l’EBM devrait expérimenter autant que possible. Expérimenter signifie évoluer et sans évolution, on ne peut pas s’améliorer et on continuera à répéter le même vieux concept pour toujours. Non pas que ce vieux concept soit mauvais, loin de là… J’ADORE. Mais tout dans les limites de ce concept a déjà été fait. Pourquoi ne pas essayer de tout changer ? Est-ce que nous, les artistes, ne le devons pas à nos fans ?
Maintenant qu’on en parle, un organisateur de festival EBM bien connu m’a confié il y a quelques années que l’EBM était mort. Bon OK, il a dit ça après un festival particulièrement infructueux, mais il n’avait pas tort. Que vaut une scène musicale si on répète sans cesse les mêmes vieux sons, les mêmes vieilles lignes de basse et voix, la même vieille idéologie ? Que vaut une scène musicale où « la vieille école » est considérée comme un nom d’honneur et les copies flagrantes de vieux classiques sont considérées comme des « chansons parfaites » ? Et pour terminer, que vaut une scène musicale où il semble presque y avoir plus de remix et de reprises que de chansons originales ?
Ça ne veut pas dire que je ne suis pas à blâmer à ce niveau-là. Malheureusement, Pro Patria a aussi ses chansons qui semblent provenir d’ailleurs. Cependant, j’essaie d’être le plus original possible et j’écoute rarement d’autres musiques, précisément parce que je ne veux pas être influencé. Remarque, comme je l’ai dit, il semble que presque tout a déjà été fait. Il est de plus en plus difficile d’être original et je suppose que d’autres groupes sont également confrontés à la même épreuve. Par conséquent, chapeau à ces très nombreux groupes qui osent expérimenter et qui essaient de voir l’EBM sous un nouvel angle.
—Veni Vidi Vici était-il l’album live du groupe ? Comment étaient tes concerts à l’époque ? Une anecdote particulière ?
—Oui, Veni Vidi Vici était un pur enregistrement live de 1995, remastérisé numériquement. Je pourrais te raconter beaucoup d’histoires de ces premiers concerts : je suis monté sur scène avec 38,5° de fièvre, un autre jour, mon pote était complètement ivre, un autre, on a dû jouer deux fois le concert en entier, car la première fois n’a pas fonctionné comme prévu… à un autre concert, on a eu droit à un incroyable jeu de lumière dans une grande salle pour un public de même pas cinquante personnes… et une fois, on est même rentrés dans nos frais grâce aux pièces que nous lançait le public pour nous faire arrêter.
Le plus mémorable de tous, cependant, était sans aucun doute notre deuxième concert, le vendredi 13 avril 1990. J’avais organisé tout l’événement et je pensais que ce serait une bonne idée de l’appeler « Friday the 13th Party » et de mettre un gros pirate crâne sur les flyers. C’était une petite erreur de ma part, car je n’avais pas prévu qu’un titre et un dépliant comme celui-ci pourraient attirer les mauvaises personnes. À ma grande horreur, la salle était remplie de fans de Hard-Rock, de grands hommes barbus aux cheveux longs portant des jeans déchirés qui n’allaient certainement pas apprécier notre musique. De plus, j’avais programmé un concert de … plus de cinquante minutes, plus des rappels bien sûr. La bande d’accompagnement avait commencé à jouer, impossible de se désister. La première chanson a suscité un murmure indifférent, mais à mesure que le concert continuait, la foule devenait de plus en plus en colère. Le public a commencé à nous hurler dessus, en nous disant d’aller nous faire voir, et on nous jetait même des pintes de bière. Heureusement, on était sur une scène élevée et on n’était pas vraiment accessibles. Le concert m’a semblé durer une éternité, mais finalement on a joué toutes nos chansons et la bande s’est arrêtée. Je suis parti de la scène aussi vite que j’ai pu, soulagé qu’entre-temps la plupart des personnes présentes soient simplement parties au lieu de déclencher une émeute. Et puis l’impensable s’est produit. Pierre, le co-chanteur et percussionniste à l’époque, et après une consommation modérée de boissons alcoolisées j’ajouterais, est remonté sur scène pour faire les rappels. Le technicien, croyant qu’on était sérieux, a relancé la bande et je n’ai pas eu d’autre choix que de suivre l’exemple de Pierre. Finalement, la salle était presque complètement vide, à part ceux qui étaient trop ivres pour sortir et seule une table a été démolie. Au final, on pourrait dire avec fierté que Pro Patria a vaincu une armée de Hard-Rockeurs ! 😀
—Et quand tout était prêt pour ton album Quod Erat Demonstrandum, Celtic Circle a déclaré faillite. Je suppose que ça a été un coup dur pour toi ?
—Pour nous, c’était le début de la fin. On était ravis d’avoir enfin trouvé un label qui croyait encore en nous et en l’EBM en général. On avait vraiment travaillé dur. La musique avait été envoyée et les CD avaient déjà été imprimés lorsque j’ai appris la nouvelle. J’ai quand même essayé de les convaincre de sortir nos CD et j’ai même dit que je pouvais payer de ma poche, mais en vain. Puis, comme je l’ai dit, je suis retourné faire du porte en porte pour trouver un label. Je suis même allé au grand salon de la musique de Düsseldorf pour essayer de trouver un distributeur, mais aucun ne voulait de nous ou l’accord de distribution n’était pas favorable pour nous. Après tant d’années de frustrations, c’était incroyablement démoralisant. Puis Bert, l’autre moitié de Pro Patria à l’époque, et moi, on s’est séparés parce qu’il voulait ajouter des influences techno à notre musique, mais je ne voulais pas. J’ai quand même donné quelques super concerts avec David Vallée (Lith, Eks. Center) sur scène, mais j’ai considéré ces concerts comme un « au revoir » pour remercier les fans de leur soutien au fil des ans, comme si je savais déjà que ça allait bientôt être la fin de Pro Patria. Puis, en 1999, ma situation personnelle a soudainement changé pour le pire. Ça a signé la fin définitive de Pro Patria, ou du moins c’est ce que je pensais.
—Que peux-tu nous raconter sur les 20 ans qui séparent ce disque et le suivant ? L’EBM étant une musique si énergique, as-tu trouvé une autre façon de libérer ton énergie ?
—Pas vraiment parce que toute mon énergie avait disparu. Elle avait été complètement absorbée par toute la négativité qui s’était emparée d’une partie de ma vie. Je préfère ne pas trop rentrer dans les détails à ce sujet. Une grande partie de ce qui s’est passé pendant ces années s’est reflétée dans certaines paroles de Back to Basics. Disons simplement que je suis devenu un homme brisé. En 2007, je me suis senti très honoré quand on m’a demandé de participer au grand projet Old School Electrology, mais comme je ne pouvais plus investir un centime dans ma musique, je n’ai pu fournir qu’une démo mal retravaillée d’une chanson (« H2SO4 – Pray for Salvation ») qui traînait déjà sur mon étagère depuis la production de QED, car à l’époque j’avais déjà pensé à un successeur.
En 2009, on m’a diagnostiqué un autisme à haut niveau de fonctionnement. Aussi libérateur que ce diagnostic aurait dû être pour moi, sachant qu’il y avait une raison pour laquelle je me sentais de plus en plus fatigué, intolérant et hors de ce monde, d’autres ne l’ont pas vu de cette façon et ont extrêmement mal réagi à mon trouble. J’allais tellement mal que j’avais presque oublié qu’autrefois, il y avait eu un groupe appelé Pro Patria.
—Est-ce que ça a été difficile d’écrire à nouveau des chansons ? Comment s’est déroulé le processus de création de Back To Basics ? Voulais-tu des chansons plus directes ou as-tu improvisé ?
—Non, pas du tout, bien au contraire je dirais. Entre-temps, ma situation personnelle avait de nouveau radicalement changé, pour le mieux cette fois, et maintenant je suis à nouveau entouré de gens qui croient en moi et qui veulent vraiment que je continue avec Pro Patria. J’ai donc créé mon propre petit studio et j’ai commencé à écrire un nouvel album. Hormis les morceaux de « Acid Series », dont les racines remontent à 1997, toutes les chansons ont été écrites en six semaines. L’inspiration était comme un raz-de-marée. Toutes ces longues années d’agonie ont été une source très précieuse — les émotions très fortes, positives ou négatives le sont généralement — et l’écriture de l’album est devenue très thérapeutique ; elle a constitué une partie importante du processus de guérison. Par conséquent, l’album devait sembler brut, il fallait qu’on ressente la douleur. Peut-être que la douleur était trop présente, parce que j’étais un débutant en ce qui concerne le mixage et le mastering, et c’est pourquoi je suis en train de le remastériser. Je ne sais pas… je voulais juste crier au monde que j’étais toujours là et que je suis ressuscité de mes cendres plus fort que jamais.
—Où trouves-tu l’inspiration pour tes paroles ? La situation actuelle est-elle un thème possible pour les futures chansons ?
—Écrire des paroles est pour moi la partie la plus fastidieuse de la composition, c’est souvent un processus très difficile, car les paroles ont une grande influence sur la musique. Écrire sur une situation actuelle n’est généralement pas une très bonne idée, car il existe le risque que la chanson devienne très vite obsolète ou même inutile. Pourtant, je me sens obligé d’écrire sur la situation actuelle de cette planète, à la fois politique et environnementale, car, comme la plupart d’entre nous le savent, cette situation est pourrie. Je continuerai à le répéter et je continuerai à crier toujours plus fort, jusqu’à ce que les gens écoutent. Non pas que je sois très optimiste, car les gens (en général) semblent toujours plus préoccupés par la mode et les réseaux sociaux que par l’avenir de notre planète.
—Comment a changé ton matos au fil des ans ? Ta façon de composer a-t-elle changé avec la technologie ?
Mon équipement ? Eh bien, évidemment, il a beaucoup changé. Les chansons d’avant 2000 ont toutes été composées sur un seul clavier Roland D-20 et en studio, on avait, entre autres, un D-70, un Juno et un sampler S-10 à notre disposition. Je sais que de nombreux fans d’EBM fronceront les sourcils parce que ce sont les types d’instruments qu’on associe habituellement à Engelbert Humperdinck, pas tellement à l’EBM, mais personnellement, je crois que la musique (y compris l’EBM) ne concerne pas les instruments utilisés, mais plutôt la façon dont on les utilise. Sur Back to Basics, par exemple, j’ai fait passer le D-20 à travers de vieilles pédales de guitare pour obtenir des sons incroyables. Oserais-je dire qu’à partir de Executioner je n’utilise plus du tout de vrais instruments ? Ce sont tous des VST gratuits ! Qui a dit qu’il fallait dépenser des milliers pour produire de la musique de qualité ?
Non, je ne peux pas dire que ma façon de composer ait beaucoup changé avec le temps. Peut-être que les possibilités infinies qu’offrent les instruments numériques actuels facilitent le processus, en ce sens qu’un son particulier peut donner une idée pour une nouvelle chanson. Pourtant, selon moi, une chanson ne peut pas se baser uniquement sur un son, quelle que soit sa qualité. Une chanson n’est rien sans une idée derrière elle.
—Quelle est la signification des symboles au début des chansons de Back To Basics ?
—Ces éléments de chimie ? En 1997, j’ai eu l’idée de faire un CD composé d’une (extrêmement longue) piste sur tous les éléments chimiques, l’hydrogène évoluerait en hélium, en lithium et ainsi de suite. C’était plus une idée artistique et quand j’ai commencé à travailler sur Back to Basics, j’ai réalisé que ce ne serait pas l’idéal pour un album de come-back. J’en ai donc fait un album ordinaire, mais j’ai tout de même conservé quelques symboles de chimie qui représentent le mieux les chansons en question.
—Tu as remastérisé les chansons de Back To Basics, non ? Es-tu satisfait du résultat ?
—Non, et je ne le serai jamais. Je ne suis jamais content de quoi que ce soit, mais à un moment donné, il faut abandonner et lâcher prise. J’espère que mon public en sera satisfait, car c’est la seule chose qui compte vraiment.
—J’ai lu que tu écoutais beaucoup Bach. La musique classique est-elle ta principale influence ?
—Absolument. Bach est l’alpha et l’oméga de la musique et il est le créateur du jazz, ce qui fait de lui aussi l’origine de toute la musique moderne, y compris l’EBM. J’écoute sa musique tous les jours pour me vider l’esprit et je trouve beaucoup d’inspiration dans sa parfaite harmonie. Ça peut sembler étrange et au début, tu ne verras peut-être aucun lien entre la musique classique et l’EBM. En fait, beaucoup de gens ne supportent pas du tout d’écouter de la musique classique. C’est vraiment dommage, car nulle part ailleurs on ne retrouve des émotions aussi profondes (n’ai-je pas dit que les émotions profondes sont la meilleure source d’inspiration ?) et une compréhension aussi approfondie de l’harmonie, de la structure et du pouvoir de la dissonance. Tout ça fait qu’une chanson se démarque des autres, et ça marche aussi pour l’EBM.
—Peut-on dire qu’Executioner est ton premier album où tout a bien fonctionné, sans aucun problème ?
—Ça dépend de ce que tu entends par « sans aucun problème ». Bien sûr, Back to Basics a eu ses difficultés avec la production puisque je ne savais pas par où commencer, mais la production de QED s’est plutôt bien déroulée, même si Marc et moi on se disputait régulièrement, car on avait tous les deux des personnalités fortes.
Disons que pour Executioner, c’était la première fois que je faisais une production tout seul et que j’étais raisonnablement satisfait, non seulement de la qualité des chansons, mais aussi du son en général. Il y a encore un certain nombre de problèmes ici et là ou des choses que j’aurais aimé faire différemment, mais bon… on ne peut pas tout avoir.
—Comment t’es-tu senti en réenregistrant pour cet album « Oppression », la première chanson que tu as écrite ? Penses-tu que tu as beaucoup changé depuis sa composition ?
—Bien sûr, tout le monde change après trente ans. C’était la toute première chanson que nous ayons jamais enregistrée sur notre toute première démo en 1988. En fait, ce changement se retrouve surtout dans l’intro, car elle commence avec l’intro de l’enregistrement de 1988 (où j’ai ajouté encore plus de bruits de vinyle, pour le rendre encore plus vintage) qui se transforme ensuite en version 2018. La version originale parlait encore d’un groupe de jeunes pleins d’optimisme, prêts à affronter le monde et à combattre toute l’oppression. Lorsqu’on atteint la cinquantaine, on se rend compte que certaines choses sont immuables et on voit le monde sous un angle complètement différent, plus mature, mieux pensé, mais peut-être moins énergique et plus apathique.
L’originale était un peu pop, quelque peu commerciale, car je l’avais composée pendant la période de transition, avant que le groupe original ne se sépare. Tout au long de l’histoire du groupe, j’ai voulu créer une version qui serait vraiment Pro Patria. Malheureusement, aucune des personnes avec lesquelles j’avais travaillé ne semblait aimer la chanson… Pierre ne l’aimait pas, du coup, on l’a mise à la poubelle après le deuxième concert. Bert ne l’aimait pas non plus, et Marc ne la voulait pas non plus sur nos démos ni sur QED. Ayant les mains libres avec Executioner, j’ai enfin pu faire comme je l’entendais, même si ce n’était que pour une piste bonus. Je savais qu’elle ne cadrerait pas vraiment avec tout le reste parce qu’elle tout simplement trop différent, mais il fallait au moins qu’elle soit là pour marquer le 30e anniversaire.
L’aspect le plus émouvant était sans aucun doute de réécouter cette vieille chanson. Ou peut-être était-ce l’aspect le plus embarrassant ? 😀
—Comment as-tu eu l’idée de faire un album, « Oppression » en version acoustique de tes chansons les plus populaires ? Tu vas les sortir en EP ou vas-tu ajouter plus de chansons ?
—J’ai toujours voulu faire un album acoustique, et je pense que ça vaut pour n’importe quel musicien. Un peu comme MTV Unplugged, mais encore plus extrême. Juste un piano et une voix, et une grande partie a été improvisée sur place. Pas d’effets, à part un peu de réverbération. Impossible de cacher ou de couvrir une erreur. La musique est la seule façon d’obtenir que l’auditeur continue à écouter.
Faire de l’EBM peut parfois être frustrant, car c’est un style musical qui ne laisse pas vraiment beaucoup de liberté. Les accords majeurs sont exclus (bien qu’il y ait des exceptions, par exemple « Don’t Crash » ou le refrain de « Masterhit », tous deux de Front 242) et les harmoniques sont très limitées. J’ai donc ressenti le besoin de créer pour libérer toute ma créativité musicale. J’avais déjà créé quelques variations acoustiques de « Death of a Friend » en tant que morceau caché sur Executioner et ça m’a laissé un goût de plus, d’où l’album Naked EBM. Ce sera un album complet ; j’ajouterai encore plus de chansons lorsque j’en aurai l’inspiration.
C’est l’album dont je suis personnellement le plus fier, de loin.
—Que peux-tu nous dire de ton album Godless ? Jusqu’à présent, tu as sorti 8 titres.
—Executioner était là pour combler le fossé entre QED et Back to Basics. Avec Godless, je veux regarder vers l’avenir et montrer à l’auditeur dans quelle direction Pro Patria évoluera. L’album sera sans fioritures, tranchant comme un rasoir. Les anciens morceaux seront toujours là, mais encore plus explicitement, car, à mon avis, on n’a plus de temps à perdre.
Je ne sais toujours pas où l’album me mènera ; à un moment donné, j’ai aussi envisagé d’en faire un double album. Ce sera en fonction de mon inspiration. Je travaille actuellement sur la piste numéro neuf et tout se passe bien. Espérons que les gens l’adoreront.
—Est-ce que « Dignity under Attack » est une attaque contre les réseaux sociaux ?
—Pas en tant que tel. Il n’y a rien de mal à utiliser les réseaux sociaux et c’est bien de retrouver de vieux amis et de voir comment ils vont. Ce qui me dérange cependant, c’est que beaucoup ne semblent plus vivre dans le monde réel, et sont surtout préoccupés par ce que leur influenceur préféré (mot absolument horrible) est en train de faire ou veulent savoir qui a montré ses seins lors du dernier épisode de Big Brother. Les gens se dégradent, voire se mutilent avec la chirurgie plastique, simplement parce qu’ils veulent avoir plus de « likes » et parce qu’ils veulent que les autres « les suivent ». Eh bien, si cela les rend heureux …
Le message de Pro Patria a toujours été : « Soyez qui vous voulez être ». Peu importe l’extérieur. La seule chose qui compte, c’est qui vous êtes à l’intérieur.
—On t’a vu en concert au W-Fest et on a adoré. J’ai lu dans une interview que c’était la première fois que tu rencontrais les deux gars avec qui tu as joué. Tu peux nous en dire plus ?
—Quand Pro Patria a été ressuscité d’entre les morts, j’étais seul et les deux premiers concerts n’ont pas eu le succès escompté à cause de ça. J’ai d’abord essayé d’alterner entre chanter devant et debout derrière un clavier. Ensuite, j’ai essayé de me tenir juste devant, mais ce n’était pas non plus l’idéal. Quand j’ai finalement été invité à jouer au gigantesque W-Fest, j’ai réalisé que j’avais besoin d’aide sur scène, sinon le concert aurait été tellement « vide ». Mon ancien ami Bert avait décliné l’offre et, après toutes ces années passées sans travailler, je ne savais pas où trouver quelqu’un qui pourrait m’aider. Après tout, je vis en Italie maintenant et j’avais besoin de quelqu’un de la région. Je me suis donc tourné vers Sébastien BlondWülf (Wülf 7), qui allait devenir un ami proche via internet (oui, les réseaux sociaux… mes dents grincent ici) et qui avait déjà fait beaucoup de publicité pour le nouveau Pro Patria. Il a accepté de faire se mettre aux claviers, et grâce à lui, je suis entré en contact avec Jérémie Venganza (Super Dragon Punch), qui est un grand percussionniste. On s’est tout de suite bien entendus via le chat et finalement on s’est rencontrés… en coulisses, quelques heures avant de devoir monter sur scène. Quand on y pense par la suite, c’était de la pure folie. Eh bien, de temps en temps, un peu de folie ne fait pas de mal. Il faut parfois faire un acte de foi parce que, honnêtement, je pense qu’une partie du succès de ce concert venait précisément du fait qu’on était « frais » et pas routiniers. Quand un groupe joue par habitude, il ne transmet pas d’énergie à la foule. Je pense aussi que, par une sorte de miracle bénin, il existait une étincelle de magie entre nous trois. Nos trois personnalités sont complètement différentes, mais peut-être qu’elles se complètent bien ?
—Que penses-tu de la scène EBM de nos jours ? Un groupe que tu aimerais recommander ?
—Permets-moi de dire que ce fut une incroyable surprise lorsque j’ai été invité à jouer au Familientreffen et que j’ai vu à quel point l’EBM était devenu formidable et professionnel. Tous ces groupes avaient un son incroyable et l’ambiance était géniale. Il y a vingt ans, personne ne l’aurait cru. J’ai été encore plus honoré d’en faire partie.
—Cela étant dit, j’ai des sentiments mitigés pour la scène EBM ces jours-ci. D’un côté, certains hésitent à changer et insistent pour que l’on continue à répéter les mêmes vieilles idées. D’autre part, il existe de nombreux groupes qui ont une approche nouvelle avec des résultats souvent très surprenants. Je n’aime pas mentionner les noms parce que je ne veux pas que ceux que je n’ai pas mentionnés croient que je pense moins à eux et parce qu’il est facile d’en oublier un ou deux. Pourtant, il y a un nom qui me vient à l’esprit et qui mérite d’être mentionné ici, car j’aimerais les encourager. Ils sont nouveaux, actifs seulement depuis environ 1 ou 2 ans, mais sortent du nouveau matériel à un rythme très élevé : Hypermond. On ne peut pas dire qu’ils font de l’EBM « pur » et je suis sûr qu’ils ne veulent pas qu’une seule étiquette leur soit associée. Ils combinent divers styles, profondément enracinés dans les années quatre-vingt analogiques, avec des rythmes étonnants, des couches musicales extrêmement complexes et des voix féminines très particulières. Allez, allez !!!
—Quels sont les projets du groupe pour l’avenir ?
Avec la crise actuelle de la COVID-19 et la probabilité qu’elle soit encore présente pendant un temps considérable, la vie des musiciens a pris un coup dur, car la grande majorité de notre gagne-pain, ce sont les concerts. Beaucoup vivent des moments très difficiles et je pense à eux. Comme on ignore complètement quand les concerts seront à nouveau autorisés, je ne sais pas quand Pro Patria reviendra sur scène. C’est dommage, car donner des concerts a toujours été la partie la plus amusante d’être dans un groupe, et je pense que cela vaut pour nous tous.
En dehors de ça, il est assez facile de te dire ce que l’avenir apportera à Pro Patria, car je continuerai à faire de la musique jusqu’à ma mort. Soyez assuré qu’après Godless, je commencerai à écrire un nouvel album. Et un autre… Et un autre…
Photos : Patrice Hoerner