Il a joué avec les meilleurs musiciens de sa génération. Il a précédé de nombreuses modes. Il est parti à la recherche de sentiers inconnus pour le jazz. Son seul désavantage a été de naître dans un pays qui regarde de façon dédaigneuse tout ce qui n’est pas étranger. Cette année, il a publié un disque sur Bola de Nieve et en outre, Picap vient à peine de rééditer toute son œuvre, met exquis pour le mélomane. J’espère que cette interview vous ouvrira l’appétit.
–Commençons par le début. Vous avez collaboré avec Pic-nic, n’est-ce pas ?
–En 1966-67, j’ai rencontré Toti Soler qui jouait dans ce qui plus tard s’appellerait Pic-nic. Ils étaient fils de consuls et d’ambassadeurs et, parmi eux, se trouvait une fillette de 13 ans, Jeannette. Rafael Trabucchelli, qui était avec Mari Trini, les dirigeait. Ils ont signé chez Hispavox. Les répétitions avaient lieu chez Toti. Il avait 15 ans et était imprégné des disques de João Gilberto, très marqué par la bossa-nova et le jazz plus classique. La maison de Toti était un foyer des musiques plus rares, de jazz, de musique hindoue et autres types de musique typiques de cet âge. À cette époque, Pic-Nic a connu une période de crise. Entre autres, la mère de Jeannette ne voulait pas qu’elle joue. Quant à moi, je suis entré dans le groupe.
–Et à cette époque, commence votre travail d’arrangeur avec Om.
–J’ai formé le groupe avec Romà Escalas, un grand flûtiste de musique antique, directeur aujourd’hui du musée de la Musique. On jouait du jazz en passant par la bossa nova, de la musique du XVIe siècle, du country ou encore du free jazz. Le succès de Pic-nic nous a donné une certaine célébrité en tant qu’arrangeurs. L’autre élément du groupe, Toti, avait désormais un pied dans le rock. Il ne jouait pas encore de flamenco, ni pensait en jouer un jour. Nous avons formé un groupe seulement pour les arrangements et nous avons enregistré le premier disque de Maria del Mar Bonet. Pau Riba l’a écouté, puis nous a chargés de Dioptria, qui est aujourd’hui considéré comme le meilleur disque d’arrangements de la musique espagnole, publié en 69 mais enregistré en 68. C’était impressionnant. On utilisait des guitares avec de la wah wah, des orgues façon Al Kooper, comme à l’époque de Bob Dylan. Après cela, nous avons protégé le nom de Om pour faire uniquement des arrangements.
–J’ai entendu dire que Pau Riba n’a pas été très satisfait du résultat.
–Quand il ne comprenait pas un arrangement, on l’envoyait au bar pour qu’il aille boire un verre. Ensuite, il a pensé que les arrangements lui étouffaient la voix, bien qu’il ait reconnu plus tard que ce n’était pas vrai. C’est pour cela qu’il a fait le deuxième disque, beaucoup plus simple, avec Sisa et Música Dispersa. Dioptria a marqué son époque. Avec une chanson, on en avait pour trois semaines d’enregistrement : on enregistrait des chœurs, un peu plus d’orgue, un peu plus de piano… Aujourd’hui c’est impensable. Comme les 24 pistes n’existaient pas, on devait faire des prémixages, c’était un travail très laborieux. Quand les arrangements et les bases de Dioptria ont été enregistrés, nous avons eu des problèmes avec Toti et nous avons décidé de nous arrêter là. Nous avons donné un concert assez dynamique à Barcelone, puis ça a été la fin de l’histoire. À ce moment, Toti était influencé par Miles Davis, mais en plus électronique. Il a fait son apparition dans In a silent way, avec Chick Corea, Wayne Shorter et Britches Brew. Toti adorait ça. D’un autre côté, Gary Burton jouait pour la première fois à Barcelone. L’improvisation collective revenait à la mode : si un type a une idée, l’idée opposée naît. Ce fait peut être associé à la conception du New Orleans, notamment avec Armstrong. J’ai été plus influencé de cette manière. Ainsi, Toti a gardé le nom d’Om et moi, de mon côté, j’ai formé Jarka.
–Et Jarka sort Ortodoxia, son premier disque, en 1971.
–À ce moment, j’ai arrêté la physique et j’ai sorti ce disque. Cela faisait des années que je faisais les deux choses à la fois. Il est plus électrique, influencé par l’improvisation collective et par un rock aucunement répétitif. Il ne faut pas oublier que dans les années 1960, il y avait une série de groupes impressionnants… et drogués, comme Jefferson Airplane. Cependant, il y avait aussi des groupes beaucoup plus évolués que maintenant.
–Et comment voyiez-vous le panorama du jazz du moment, notamment en ce qui concerne l’explosion du free jazz ?
–Le free jazz est la chose la plus divertissante au monde. Coltrane a même fait un pas vers le free jazz logique. Julio Cortázar l’explique très bien dans El Perseguidor : si l’on recherche trop le plaisir, on obtient le contraire, et si on le poursuit, on s’autodétruit. Il est passé du swing au bop. En recherchant le plaisir maximum dans une séquence harmonique, il obtient comme résultat une nausée digne de Sartre. Par contre, Sun Ra était un fantôme. Je l’ai vu de nombreuses fois. En tant que personnage, il était un véritable showman, et comme musicien, un génie. Je vais vous raconter une anecdote à propos de ça : Eric Dolphy et son Liberation Orchestra ont engagé Tete Montoliu. Il n’avait pas un sou, c’était une personne très drôle. Quand il gagnait de l’argent, il allait s’acheter une télévision. En quoi un aveugle a-t-il besoin d’une télé ? Eh bien, il a commencé à répéter avec eux et un jour, Eric Dolphy lui a dit : « On va commencer avec un blues. » Tete a pensé : « Quelle chance, ça ne va pas être bizarre ! » Mais au même moment, il a commencé à ne plus rien comprendre et à faire des gammes de conservatoire. À ce moment, Eric s’est approché et lui dit : « Très bien, tu commences enfin à comprendre le message. »
–Votre deuxième disque avec Jarka, Morgue o Berenice, sorti en 1972, est considéré comme un classique.
–Il est plus mûr, sa conception musicale est sa signature. La batterie joue beaucoup avec les cymbales et ne joue pas du tout de la façon répétitive typique du rock. Le rythme et la basse sont très soignés. On dirait que cette dernière est un peu en avance. Le piano est un peu en retard. On le ressent avec Tete Montoliu, qui jouait comme un peu derrière. Moi, je définirais Jarka en tant que musique de chambre contemporaine.
–Quelques-unes de ces musiques sont également présentes dans votre disque de 1973, Jordi Sabatés i Toti Soler. – Pourquoi revenir sur vos propres thèmes ?
–Si je la joue au piano ou à la guitare, j’ai une conception complètement différente de la même musique. Toti s’était pris d’amour pour le flamenco et était parti à Morón de la Frontera. Quand Nuevos Medios a sorti le Nouveau Flamenco, ça m’a enragé de voir qu’on ne le reconnaissait pas. Il a été le premier. À son retour, il a composé un disque magistral, El gat blanc, où se trouve même une version de « In a Silent Way » jouée par des soleás. Nous avons enregistré ces morceaux de Jarka et une musique que nous avions écrite quand nous avions 15 ans.
–Il est curieux de trouver un disque de flamenco appelé El senyor dels anells en 1974. Vous avez devancé la mode de quelques décennies.
–J’ai étudié le piano classique à Londres, j’ai eu un professeur extraordinaire, Antonio Diaz. J’ai fait un disque appelé le Señor de los anillos (seigneur des anneaux). C’était un disque de musique de chambre, tantôt avec de la flûte de la renaissance, tantôt avec une flûte hindoue. Je l’ai fait écouté à EMI, et les responsables m’ont dit qu’il était très bien, mais qu’ils étaient incapables de dire s’il s’agissait de musique jazz ou classique. C’est pour cela qu’ils ne l’ont pas sorti. Ils m’ont aussi dit que cette histoire de Tolkien n’aurait aucun futur. Quelle lucidité !
–Et vous avez rencontré Tete Montoliu.
–Oui. Je suis ensuite rentré en Espagne, où j’ai rencontré Tete. Vampyria (1975) est un disque mythique. On avait une bonne relation. Je l’ai connu étant très jeune quand nous allions à Madrid pour enregistrer avec Pic-nic. On allait toujours le voir. Tete a écouté le disque du Señor de los Anillos et il lui a plu. Je lui ai joué quelques compositions et je me suis rendu quelques fois chez lui. Lui m’a appris à jouer du blues. À cette époque, je suis également entré en tant que directeur musical de Basf. Ils me passaient toute la production de flamenco, qui m’intéressait beaucoup. Ils m’ont demandé si je pouvais faire des arrangements de sevillanas. Je ne savais pas le faire, mais ils m’ont chargé de la production d’un groupe en 1976. Je suis allez chez Toti pour lui demander comment fonctionnaient les sevillanas. De là sont nées les premières sevillanas avec orchestre. En échange, je leur ai imposé de faire le disque avec Tete. J’ai aussi composé un livre de contes très jolis.
–Deux grands pianistes face à face. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
–Je voulais faire sortir Tete de sa zone de confort, des standards, et je voulais qu’il joue ma musique. L’emmener sur des terrains inexplorés. Il a eu toute la pression des sages du jazz et a été d’une grande intelligence. Nous avons enregistré après quelques répétitions. Nous avons tout fait en une seule prise, sans retoucher : d’un côté la Fender et de l’autre le piano acoustique. J’en suis très fier. Jouer avec Tete était enivrant. C’était la terreur des chanteurs, d’un si bémol à un autre, il passait par tous les tons. Je devais m’accorder plus pour jouer avec lui que pour jouer avec Chick Corea.
–Racontez-nous votre expérience avec votre livre de contes.
–J’ai enregistré le Fantôme de Canterville (1975), d’une part le conte d’Oscar Wilde et de l’autre, un conte d’Andersen, avec un grand orchestre. À cette époque, à Barcelone, le doublage se faisait beaucoup. Nous avons atteint une symbiose très structurée entre musique et narration.
–Pendant tout ce temps, vous n’avez pas abandonné votre carrière d’arrangeur. Entre autres, vous travaillez avec Ovidi Montllor.
–Ovidi est une personne merveilleuse. Mais voilà, en parlant de lui, je dois attaquer la politique culturelle catalane. Aujourd’hui, il a un salon au Miguel Mihura, mais au bout de trois ans, tout le monde l’ignorait. Avec la montée de Pujol, tout ce qui se faisait d’intéressant a disparu. Il a soutenu le rock catalan, et de 80 choses, peut-être une seule était bien, mais comme elle était en catalan et en raison d’un nationalisme mal compris, des gens très importants sont tombés dans l’oubli. Avant, il y avait un grand transfert avec Madrid ou Séville et Gualberto, ou Lole et Manuel, ainsi que de bonnes relations entre les musiciens. Avec le nationalisme, tout s’est terminé. Je ne m’intéresse pas aux nationalismes. C’est comme dire à des tigres qu’à partir de maintenant, il faut être tigré : n’étais-ce déjà pas le cas avant ? Le jazz est une musique très métissée. On ne peut pas imposer le métissage. Avec le nationalisme, c’est la même chose. On cache des gens qui font du bon travail. Il y a comme un rideau de fumée.
–Plus tard, vous formez un groupe avec un autre grand musicien catalan, Carles Benavent.
–Il a été mon bassiste dans un quintet avec Erica Norimar, qui chante Ocells del mès enllà. Ensuite il a fait des disques avec Edu Lobo. Il ne figure pas dans le disque, mais il a participé à la tournée. On jouait avec Música Urbana. Joan Albert faisait une version rock des idées de la musique contemporaine. On a fait la tournée en 1977. Il y avait aussi Secta Sónica et Barcelona Traction. Ils jouaient une musique funky très élaborée.
–La grande reconnaissance arrivera bientôt : en 1979, le disque Jordi Sabatés, Solos de piano. Duets amb Santi Arisa, sera récompensé de pas moins de cinq étoiles dans la revue Down Beat. Que représente ceci dans votre carrière ?
–Le festival de Berlin a été très important, car j’ai joué avec Hancock. Ça a été un moment décisif de ma vie. Des journalistes du monde entier y ont assisté. En plus, j’ai publié Solos de piano. Dans ce disque, j’ai créé un dialogue avec Santi Arisa, qui a un groupe appelé La Tribu, batteur et percussionniste à qui Pujol a malheureusement bien coupé les ailes.
On a réussi à maintenir ce duo piano-batterie sans problème, il ne manque rien d’autre. Je travaille beaucoup la main gauche. Tete avait une main droite prodigieuse. La main gauche remplace le langage de la basse. En nous regardant, on savait qu’on allait passer d’un rock rapide à un swing. On jouait au moyen d’une étrange télépathie. De ce disque, je souligne surtout ça, et une posture esthétique bien à moi : j’introduis avec stupeur et ensuite avec complaisance une chanson de Mompou, une sonate de Scarlatti et une suite de Debussy. J’aime effacer les frontières. Les gens vont à un concert de Chopin et de Scarlatti, ou à un de Scarlatti et de Gershwin, et sont scandalisés, mais ils sont plus proches si l’ont prend en considération les époques. J’ai recommencé à le faire plus tard dans Play piano Play (2003), où j’ai pris divers pianistes, dont Chano Domínguez, Agustí Fernández. On jouait des variations de Chopin, avec des passages jazz et funky. Les gens ont adoré.
–Et vous finissez les années 1970 avec Portraits-Solituts, en 1979.
–L’harmonie de ce disque est très spéciale. Je fais une harmonie, très personnelle. On entend un accord et on sait qu’il est de Jordi Sabatés. J’ai réussi, avec Portraits. Je dépeins des portraits personnels de gens qui m’ont marqué, pas nécessairement de musiciens. Il y a des portraits d’Eric Satie, de Buster Keaton, de Chopin, de Baudelaire et de Borges.
–Pour votre prochain projet, vous collaborerez de nouveau avec Maria del Mar Bonet, pour laquelle vous aviez déjà fait des arrangements par le passé.
–Oui, j’ai enregistré Breviari d’amor (1982) chanté par Maria del Mar Bonet. J’ai utilisé des chansons des troubadours nationaux. Certaines présentent un grand érotisme. Ce sont des textes du XIIe et du XIIIe siècle en catalan moderne, accompagnés d’une musique que j’ai composée.
–Vous allez ensuite collaborer avec Chick Corea.
–Après Berlin, j’ai un grand projet international. Miguel Angel Casa présentait le Musical Express sur la deux. Le programme consistait à faire découvrir une heure et demie de monographiques, par exemple, Tete jouant avec Art Blakley. Ils m’ont proposé de le faire avec Chick. J’étais intéressé. Il était intéressé. Nous avons enregistré deux musiques. L’une était Kind of Blue de Miles Davis et l’autre une des siennes. Corea est génial, et c’est un grand musicien.
–Vous semblez être un artiste complètement éloigné des modes. En 1983, vous sortez un disque de ragtime, qui rappelle Scott Joplin. Vous êtes toujours à contre-courant ?
–C’était un peu avant le coup d’État. J’ai étudié Scott Joplin et j’ai composé une espèce de dialogue entre lui et moi. À partir des années 1980, personne ne jouait du ragtime. Je l’ai fait pendant un an. J’ai remporté un prix national. J’ai incorporé des danseurs de claquettes et nous avons fait plusieurs tournées en Espagne.
–Nous sommes déjà au milieu des années 1980 et vous enregistrez un live avec Carmen Bustamante et François Rabbath.
–Oui, A través del mirall. J’ai trouvé ma voix parfaite avec Carmen Bustamante, qui, pour moi, est bien meilleure que Caballé. Mompour voulait toujours que Carmen chante ses chansons. J’ai enregistré avec elle Noche Oscura, en 1984. En France, François Rabbath est un héros national, un génie qui a inventé la technique de la contrebasse du XXe siècle. Il joue les suites de Bach prévues pour violoncelles à la contrebasse. Vous vous souvenez de Bárbara ? Les chansons de Bárbara sont les siennes. Elle a fait une crise et s’est coupé les veines. Alors Rabbath lui a écrit des chansons. Il a joué avec Edith Piaf, avec Bre… c’était impressionnant.
–Après un autre changement brusque, vous enregistre avec Factor Quántic el Secret de la criolla.
–C’est mon seul disque de musique de chambre. On interprète des sonates de flûte et de piano.
–L’autre facette de votre carrière concerne la musique de film, quelque chose de très à la mode maintenant. Pourtant, quand en 1992 vous sortez Nosferatu, hacía el vampiro, ce disque devait être une rareté.
–Ma carrière connaît un autre moment décisif à cette époque. J’ai rencontré Minim.mal Show. J’ai composé un type de musique avec des intervalles très dissonants, agressifs, violents. Tous les arts tendent vers la musique car le fond et la forme coïncident. Ainsi, en faisant cette musique, j’ai pensé « Mais c’est vrai que cela sert pour l’expressionnisme allemand ». Et ça a fonctionné. À cette époque, personne ne faisait ça. Nosferatu m’a ensuite mené à Méliès, qui m’a mené à Keaton, qui m’a mené à Chomón, directeur de cinéma
–Puis vous sortez Keatoniana en 1997.
–Keaton a toujours été mon idole. J’ai toujours défendu l’imagination au lieu de la fantaisie. La fantaisie, c’est Walt Disney. L’imagination, c’est voir des forces qui semblent ne rien avoir en commun, mais qui se connectent. Dans Keatonia, je fais la musique du film « Sherlock Junior ». Buñuel et Lorca l’ont vue à Paris, et de là est né le surréalisme.
–Selon vous, comment l’Espagne traite-elle ses musiciens ?
–Il y a un grand problème de provincialisme. Voici un exemple. Ils ont appelé Tete pour jouer à Amsterdam. Il dit qu’il veut y aller, mais après quelques jours, on l’appelle pour lui dire qu’un musicien hollandais est au chômage et que si c’est le cas, on ne peut pas faire appel à un étranger. Ici, c’est le contraire. Tu appelles le festival de jazz de Vitoria et ils te disent qu’ils ne veulent que des musiciens étrangers.