Peu d’artistes nous ont surpris dernièrement comme l’a fait Philippe Laurent, pionnier français de l’électronique. Alors qu’on échangeait nos autocollants avec nos copains d’école, il faisait la même chose avec ses cassettes autoproduites, présentant ce qui allait s’appeler, des décennies plus tard, la minimal wave. Que ce soit sous son nom ou sous Hot Bip, il a créé d’incroyables œuvres de musique électronique depuis 1979, lors d’une aventure sonore qui a encore énormément de choses à nous raconter.
—Quand avez-vous commencé à faire de la musique et qu’est-ce qui vous a inspiré ?
—Si je me souviens bien j’ai commencé avec une guitare électrique en 1975 puis j’ai eu mon premier synthé en 1976, acheté à crédit. Mes premiers enregistrements sérieux datent de 1979.
Il m’est difficile de définir mes influences, car elles sont vraiment éclectiques. J’ai beaucoup écouté les musiques de Pierre Henry, Pierre Schaeffer, Iannis Xenakis, Béla Bartók, Erik Satie, Kraftwerk, Heldon et Robert Fripp bien sûr, mais tellement d’autres choses. Adolescent mes goûts étaient déjà divers, j’aimais le son des guitares de T-Rex, le rock prolétarien de Slade, la finesse des arrangements de l’album Hunky Dory de Bowie ou le mouvement cyclique des cordes dans La Mer de Debussy.
Il y a eu aussi l’impact de la découverte du Suprématisme de Kasimir Malevitch et de «L’art des bruits» de Luigi Russolo. Le bruit des machines lors de ma jeunesse en usine a également laissé une empreinte sur mon travail.
—Hot-Bip était d’abord le nom de votre projet avant de devenir le titre de l’une de vos cassettes, n’est-ce pas ? Quelle est l’histoire qui se cache derrière ce nom ?
—Aucune étiquette ne correspondait vraiment à ma musique, et les chroniqueurs ne savaient jamais où la classer, donc au début des années 80 j’ai commencé à utiliser cette expression pour qualifier ma musique.
Hot-Bip définissait mon genre musical, ma démarche artistique, mes peintures et mes performances, et me servait aussi de nom de groupe quand nous étions plusieurs sur scène. Cela me permettait d’échapper à une classification trop limitative, «ne pas ressembler, chercher la distorsion».
—Pourquoi avez-vous également commencé à sortir des albums sous votre propre nom ?
—Déjà sur les compilations des 80’s les labels utilisaient indifféremment Hot-Bip ou mon nom. Souvent les labels étrangers préfèrent utiliser mon nom, c’est «So frenchy».
—J’ai lu qu’avec l’aide d’un électricien, vous avez construit un séquenceur expérimental. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
—Les possibilités du séquenceur SQ10 Korg, le moins cher à cette époque, que j’utilisais me semblaient trop limitées. J’avais besoin de lignes rythmiques plus longues et plus complexes, donc l’idée m’est venue de concevoir mon propre séquenceur.
Avec un électronicien nous avons construit une machine qui faisait plus d’un mètre carré sur environ 50 cm de profondeur, assez intransportable pour les concerts, mais utile en studio. C’était une sorte de coffre en bois peint en noir, à l’apparence artisanale et délicieusement bizarre, rempli de jolis câbles électriques de toutes les couleurs (sourire). Je l’utilisais avec deux MS20 et un MS10.
—Dans la cassette limitée Réalisme Décoratif, on retrouve les premiers morceaux de 1979, et d’autres, enregistrés en 1981 et 1982. S’agit-il d’une compilation non officielle ? Votre son était un peu plus industriel au début, non ?
—Il s’agit d’une cassette C90 sortie sur le label Medicinal Tapes au milieu des années 80, je crois. Difficile pour moi de dire si le son est plus industriel sur ces morceaux. J’ai eu droit à toutes les étiquettes dans les années 80, indus, cold-wave, new-wave, after-punk, minimal, electro-rock, techno-pop, expérimental, puis néo-classique dans les 90. Je vous laisse choisir la qualification. Moi je préfère Hot-Bip 😊.
—Une autre compilation de cette période est sortie sous votre nom et a été nommée Hot Bip en 2011 par le label Minimal Wave, vous reconnaissant comme l’un des pionniers du genre. Quels autres artistes faisaient un genre de chose similaire en France à cette époque ?
—Je ne dirais pas similaires car il me semble que nos musiques étaient assez différentes les une des autres, malgré des points communs comme l’utilisation des synthés et souvent des boites à rythmes.
« Deux » et « Stéréo » sonnaient peut-être plus pop par exemple, « X-Ray Pop » plus psychédélique, « Die Form » plus expérimental. On peut trouver d’autres exemples, notamment en explorant le catalogue du label Minimal Wave.
C’est cet éclectisme qui faisait le charme des compilations cassettes des 80’s. On pouvait y trouver la synth-pop torturée de Ptôse aussi bien que le bruitisme radical de Vivenza sur la même cassette. La spécialisation des labels qui a suivi a fermé des portes.
—Enfin, une autre compilation appelée Cassettes a été publiée en 2015 par Serendip. Avez-vous du matériel que vous n’avez pas encore publié ?
—Oui, il reste quelques morceaux des années 80 sur des bandes 4 pistes, mais je n’ai plus le magnétophone pour les lire. Je suis aujourd’hui beaucoup plus occupé par mes nouvelles compositions.
—Hot-Bip est paru dans de nombreuses compilations, comme Sex&Bestiality (Cassette 1 et 2), I Spy My Little Eye, Émergence du Refus Volume 3, Mail art Manifest, Dead things, ou Europa ½: France. Comment avez-vous réussi à apparaître dans de si nombreuses compilations ? Comment vous a-t-on contacté à l’époque ?
—La scène underground était très active et l’on échangeait beaucoup de cassettes et de mail-art par voix postale. Après les premières apparitions de mes musiques sur des compilations cassettes au début des années 80 j’ai reçu beaucoup d’invitations de l’étranger à participer à d’autres réalisations par de petits labels indépendants. En ce qui me concerne, tous les contacts se faisaient par courrier. Je suis plutôt un solitaire, donc ce moyen de communication me convenait très bien.
Je me souviens que lors de la sortie de ces cassettes un des aspects les plus intéressants était de découvrir des musiques originales et indéfinies, malheureusement inconnues du grand public.
—En 1986, vous avez eu l’idée de créer le Collectif Hot-Bip. Que s’est-il passé ?
—À cette époque, j’échangeais avec beaucoup d’artistes à l’étranger et en France par l’intermédiaire des cassettes audio et de l’art postal. L’envie m’est donc venue de créer un collectif interdisciplinaire pour réaliser des créations communes avec tous les artistes et musiciens avec lesquels j’étais en contact. J’ai d’abord réussi à organiser une exposition des artistes polonais de ce collectif. J’avais fait venir ces artistes en France en 1986 pour une exposition, ce qui n’avait pas été une opération facile, car le mur de Berlin n’était pas encore tombé. Ensuite j’ai eu le projet de réaliser une revue présentant des œuvres des membres de ce collectif Hot-Bip, mais l’ébauche ne s’est pas concrétisé faute de moyens financiers, un problème récurrent rencontré tout au long de mon parcours. J’avais tellement de contacts internationaux que les envois postaux devenaient trop onéreux. J’ai donc été contraint par la suite d’abandonner ce dessein collectif et le mail-art.
—La première cassette sous votre propre nom, Philippe Laurent, s’appelle Hot-Bip et a été publiée par Fraction Studio. Aujourd’hui, on qualifierait le son de minimal wave. Comment avez-vous pris cette direction ?
—Très logiquement je crois puisque j’étais attiré par l’originalité des sons électroniques et par l’expérimentation sonore. Il s’agissait surtout de tenter d’échapper aux stéréotypes musicaux, de créer mon propre univers sonore. Faire ce choix à la fin des années 70 provoquait la plupart du temps l’hostilité du milieu musical et l’incompréhension des interlocuteurs, surtout en France.
—En 1984, l’évolution de votre musique continue avec Système Clair et prend une tournure plus electro. Comment décririez-vous votre évolution ces années ?
—Le morceau “Système Clair” a été enregistré en 1982, sorti seulement en 84. Le décalage vient du fait que j’avais beaucoup de mal à trouver des labels intéressés pour produire mes musiques en dehors des compilations.
Je n’ai pas l’impression qu’il y ait eu des ruptures profondes dans mon évolution au cours des années, plutôt une recherche sonore permanente, des expériences variées basées sur la même écriture musicale.
—La référence suivante est une cassette live datant de 1984, enregistrée à la Salle des Tanneurs, à Tours. Avez-vous donné beaucoup de concerts dans les années 80 ? Pourriez-vous nous en dire plus sur ces concerts ?
—C’est Michel Madrange de Fraction Studio qui était venu de la région parisienne pour enregistrer ce concert à Tours. Sur scène le peintre Mino D.C. peignait sur de grandes bâches pendant que nous jouions. Il y avait aussi des projections d’images et d’autres interventions visuelles si je me souviens bien. Je n’ai pas donné beaucoup de concerts à cette époque, je concevais chaque concert comme une performance artistique sonore et visuelle unique. C’était souvent des scénographies mixant les arts plastiques et la musique.
—Kunstausstellung (1985) est beaucoup plus synthpop. Chose curieuse pour ce premier album : vous utilisez principalement le même nom pour la plupart des chansons, et changez uniquement le chiffre. Vouliez-vous créer une certaine continuité ou unité ?
—Oui, car au départ les morceaux titrés “Exposition” 1, 2, 3, 4 et 5 étaient destinés à être utilisés au cours de mes expositions d’arts plastiques. J’ai ensuite interprété ces morceaux sur scène dans les années 80. Je les joue à nouveau aujourd’hui en concert dans des versions revisitées.
—Fraction Studio a sorti beaucoup de vos disques, et vous étiez le premier artiste publié par eux. Que pouvez-vous nous dire de ce label ?
—Ce fut un des labels les plus aventureux de cette époque, très artisanal, mais très actif. Nous avions de nombreux échanges épistolaires et artistiques. Fraction studio produisait des artistes pour le moins décalés comme elephant, D.Z. Lectric, Bill Pritchard, In Aeternam Vale, Bocal 5 ou No Unauthorized. Le label existe toujours et sort régulièrement des compilations.
—Dans la compilation Nimramicha, on retrouve votre dernière référence des années 80. Qu’avez-vous fait jusqu’en 1993 ?
—Je ne faisais pas que de la musique à la fin des années 80, j’ai aussi beaucoup travaillé dans le domaine du design. En 1990 j’ai déménagé à Paris et j’ai commencé à travailler avec des échantillonneurs en plus des synthés. Je voulais introduire des sons d’instruments classiques dans mes musiques. C’était un long travail qui m’a occupé plusieurs années et qui s’est concrétisé par la sortie du coffret CD Faste occidental en 1994.
—Avez-vous enregistré un album appelé Teoria pour un label italien ? Et un autre pour un label espagnol appelé …. ?
—Oui, ces deux albums sont sortis au milieu des années 80. Je crois que le titre de la cassette espagnole était Rapido mais je ne me souviens plus du nom du label. Les morceaux titrés “Rapide”, présents sur cet album, étaient au départ prévus pour être interprétés sur scène. Je pense que je dois toujours avoir un exemplaire de cette cassette perdu quelque part dans des cartons d’archives.
—Vous avez également composé de la musique pour le théâtre et pour des chorégraphies. Est-ce différent de travailler pour d’autres domaines artistiques ?
—Oui, je crois que c’est une approche différente. Composer pour le théâtre ou la chorégraphie c’est se mettre au service du travail du metteur en scène ou du chorégraphe, c’est s’adapter à leur démarche. Il s’agit de s’accorder à une dramaturgie, à des concepts différents de mes thématiques personnelles.
—Vous avez fait les dessins de vos premières cassettes et également les pochettes/illustrations des albums d’autres artistes. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Vous êtes également peintre, non ?
—Oui et depuis le début j’ai toujours essayé d’allier les arts plastiques, la musique et la scénographie. Ce fut plutôt humoristique et dispersé dans les toutes premières années puis le concept s’est affirmé par la suite. Cette approche pluridisciplinaire m’a ensuite conduit à mettre en scène des spectacles multimédia dans les années 90.
Au début des années 2000, j’avais un atelier, j’ai donc pu peindre de grands formats sur toile, papier ou bois. Par exemple j’avais réalisé une peinture sur papier de 40 mètres de long pour une exposition à New York. Le soucis est que de faire connaître son travail dans le domaine de l’art contemporain est encore plus compliqué pour moi que dans le domaine musical.
Je ne suis pas assez calculateur et pas assez mondain. Ce qui me motive c’est le travail, la réflexion sur l’œuvre et sa réalisation, pas la stratégie relationnelle.
—Un autre gros changement se produit en 1993 avec votre album Glorification de l’Électricité. On y retrouve de nouveau des influences industrielles, de l’IDM, et beaucoup de musique classique. Comment avez-vous créé cet album ?
—Cela peut paraître étonnant, mais je ne l’ai pas vécu comme un changement. Encore une fois je l’ai abordé comme une suite logique. Il est vrai que dans cet album j’explore des métriques en 5/4, 7/8, ou 9/8 que je n’avais pas beaucoup utilisé avant bien sûr, mais le style de mon écriture reste le même, je pense.
Ce qui était nouveau pour moi dans ces musiques composées au début des 90’s c’était de mélanger les sonorités d’instruments classiques avec les sons électroniques. À côté des synthétiseurs j’ai utilisé des samplers pour ce travail. À part ces deux échantillonneurs j’ai composé cet album avec finalement peu de moyens, un ordinateur Amiga et seulement 16 canaux MIDI, donc l’utilisation de beaucoup de Program changes et SysEx. C’était un long travail, mais passionnant.
—La même année, vous sortez Faste occidental, qui était, Glorification de l’Électricité avec un album de nouvelles versions appelé Danses européennes non ethniques. Pourquoi avoir fait ça ?
—Faste occidental était en effet un coffret qui contenait les deux albums au format CD. Danses européennes non-ethniques présentait des remix des morceaux de Glorification de l’électricité. En réalité c’était une réécriture complète puisqu’il avait fallu tout recomposer en 2/4 ou 4/4 pour en faire des versions dansantes. Je trouvais intéressant de sortir ce coffret de deux CD, ça offrait un champ musical plus vaste. La pochette présentait aussi un manifeste artistique, un texte très prométhéen qui appuyait la démarche musicale et esthétique.
—Pendant ces années, vous avez également donné des spectacles multimédias. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
—Ces spectacles multimédias étaient la concrétisation scénique du double CD Faste occidental. Le premier a eu lieu à l’Élysée-Montmartre à Paris en 1994 et le second dans le centre scientifique de Gelsenkirchen en Allemagne en 1996. Les mises en scène étaient pluridisciplinaires, car j’avais embarqué dans cette aventure tous les artistes et tout le matériel que j’avais pu réunir. Un quatuor à cordes, des comédiens, des danseurs, des musiciens, des figurants, des techniciens, et des machines, des synthétiseurs, des grues de chantier, un piano, des guitares, des robots, des éclairages, des lasers, des écrans géants, j’avais également utilisé la réalité virtuelle pour jouer de la guitare en trio avec deux guitaristes en images de synthèse animées.
Bref, c’était une tentative de réaliser une œuvre d’art total, un peu dans l’esprit du Gesamtkunstwerk wagnérien ou des performances des futuristes italiens et des constructivistes russes du début du vingtième siècle.
—Comment est née l’idée de faire un split avec Xeno and Oaklander ? Ils ont joué l’un de vos morceaux, n’est-ce pas ?
—Oui, le vinyle comportait sur une face mes deux morceaux de 1982 “Exposition 3” et “Rapide 1″, et sur l’autre face une superbe version d’”Exposition 3” par Xeno and Oaklander. L’idée de cette rencontre était venue du label Girouette (devenu Abstract Reality) situé à l’époque à Berlin, car je n’avais jamais été en contact avec Liz Wendelbo et Sean McBride avant ce split et je ne savais pas que ma musique les intéressait.
—Vous avez joué à Barcelone en 2014, comment avez-vous vécu cette expérience ? Où allez-vous jouer ensuite ?
—J’ai beaucoup aimé revenir à Barcelone qui est une de mes villes préférées en Europe. C’était une belle expérience de jouer dans la magnifique salle de concert du CCCB, le centre d’art contemporain de cette ville. Le concert était organisé par Domestica Records.
J’ai ensuite donné des concerts dans d’autres villes européennes, Amsterdam, Rome, Oslo, Vilnius, etc. J’ai joué moins souvent en France.
Pour la suite aujourd’hui c’est compliqué. Je fais peu de dates, car les organisateurs de tournées ne sont pas intéressés par les musiques non formatées…
—Ces dernières années, vous avez sorti deux 12″, Mithra et Phoenix. Préférez-vous ce format ou allons-nous avoir un nouvel album bientôt ?
—Oui, j’aime ce format, car il permet de passer plus vite d’une thématique à une autre. Je consacre énormément de temps à travailler sur chaque musique, tout est écrit et je fignole chaque son, et j’affine longuement le mixage final. Enregistrer un album 33t me demande beaucoup plus de temps. En ce moment je finalise un projet long format titré Nocturnes destiné à être gravé sur CD et qui sortira sur le label Schwerkraft Records. Cette composition a nécessité un an de travail.
—Comment avez-vous eu l’idée de faire un album en hommage à Heldon (Considérations inactuelles) ? Qu’est-ce que vous aimez dans la musique de Richard Pinhas ?
—C’est une idée commune avec Karim Gabou (Airworld) du label Schwerkraft Records. Nous avons composé chacun une face de ce vinyle. Nous avons eu envie d’enregistrer cet hommage à Richard Pinhas, car il est un précurseur de la musique électronique et de l’utilisation expérimentale de la guitare en France depuis le début des années 70. Nous aimons beaucoup sa musique et je trouve plus intéressant de rendre hommage à un musicien pendant qu’il est vivant plutôt que de le faire de manière posthume.
—Quels sont vos plans pour l’avenir ?
—Un concert commun avec Richard Pinhas en fin d’année ou en 2021. En ce qui concerne la production discographique, après la sortie de Nocturnes, j’ai d’autres projets d’albums sur lesquels j’ai déjà commencé à travailler.